Nombre total de pages vues

vendredi 20 juin 2014

CIEL NOIR AU CÉFRAN

Comme l'éditeur qui avait pris en charge ce livre a disparu corps et biens de mes écrans radars


je vous l'offre ici:
1

— A tout à l’heure.
— Oui, et ne traîne pas trop ; tu sais qu’on mange à midi. Bavard comme tu es…
— D’accord, d’accord, Adelphine. Et, d’ailleurs, où veux-tu que j’aille avec ma canne blanche ?
*
Félix Galénos —il tenait à ce que l’on prononce correctement son nom à consonance méditerranéenne : « — Dites ‘galénosse’, comme on dit ‘carrosse’ et non ‘galénausse’ comme on fait dans le Nord ! »— était un de ces innombrables petits retraités que vous croisez tous les jours dans la rue, nimbés d’un bonheur mièvre construit à force de volonté, de renoncements, de compromis avec la vie, de bassesses et de lâchetés aussi.
Quelques années auparavant, au seuil du troisième âge, il avait été victime d’une « attaque cérébrale » qui l’avait laissé aveugle et muet : trop de stress au travail, trop de tabac, d’apéritifs ? Ou simplement enchaînement héréditaire que les voisins bien intentionnés ont tôt fait de diaboliser en de moralisants commentaires, sans parler de la bien-pensance sanitaire qui nous veut tant de bien… ?
Toujours est-il qu’un beau —un mauvais— jour, il s’était réveillé dans les ténèbres et sans pouvoir proférer un seul autre mot que « Mac Do » qui, ironie du sort, avait été toute sa vie sa principale bête noire !
Il lui avait fallu de nombreux mois, des efforts jamais consentis auparavant, « de la rééducation » coûteuse et une certaine foi en l’avenir pour récupérer la parole —ce qu’il avait fait au-delà de toute espérance au dire de sa femme—, mais jamais il n’avait recouvré la vue.
Passée la première déprime, il avait patiemment commencé à arpenter son territoire, par cercles concentriques. Arpenter au sens propre, car il avait découvert que l’arithmétique et la mémoire des nombres seraient désormais ses guides, plus sûrs, disait-il, qu’un chien d’aveugle dont il n’avait jamais voulu. C’est ainsi qu’il avait d’abord appris à calibrer son pas, quel que soit le terrain, ce qui, à sa grande surprise avait contribué à lui redonner un certain équilibre émotionnel: son temps et son espace ne se mesuraient plus désormais au rythme désordonné de pas distribués à tout va, selon l’humeur ou l’intensité du stress, mais à celui, métronomique, de cette nouvelle foulée.
Il avait aussi repris conscience de toutes les dimensions de son corps et retrouvé d’innombrables perceptions sensorielles effacées depuis l’enfance, car la facilité des yeux les lui avait occultées.
Bref, il était devenu « philosophe » et, plus exactement, péripatéticien de quartier résidentiel, au grand émerveillement des ménagères de moins de cinquante ans du secteur. Et c’est bien ce qui préoccupait sa bonne épouse, non point qu’elle craignît une quelconque infidélité, mais plus sûrement qu’elle constatât qu’il avait perdu toute notion d’horaire digne d’un honorable retraité.

*

Sept marches pour descendre le perron, douze pas pour atteindre le portail et, presque sans l’aide de sa canne, il mettait invariablement la main sur la clef et sur la poignée de fer forgé dont il avait réappris à sentir le froid métallique.
Sans avoir à proprement parler installé de rituel, il aimait à commencer sa promenade tantôt par la droite, tantôt par la gauche, et se laissait guider pour cela par d’impondérables événements ou sensations du moment.
Ce jour-là, qui était un 15 août, il sentit venir de l’ouest un tout premier vent précurseur de l’automne : un brin de fraîcheur inusitée dans l’air, comme apportée d’une lointaine mais inexistante montagne, quelques senteurs de feuilles déjà flétries et des parfums de fleurs un peu moins capiteux. Il en était ainsi tous les ans au 15 août : moins d’invitation à la sensualité et plus d’élan vers la plénitude de l’extase mystique : pas étonnant que l’Eglise catholique ait placé précisément là —se dit-il—, l’ « Assomption » de la Vierge ! Et il partit face au vent pour s’emplir l’âme et les poumons de ces sensations païennes  qu’il aimait.
Il lui fallait tourner à gauche, repérer le premier arbre de bordure, à trois pas et demi et fixer mentalement la direction du mur de clôture. A partir de là, tout était programmé dans sa tête.
Cette portion de rue longeait une vingtaine de propriétés qu’il connaissait toutes, par leur longueur, le type de clôture et la musique des portails au bout de sa canne blanche ainsi que les senteurs des arbres et des massifs fleuris. Il connaissait aussi les voix et les parfums des femmes qui y demeuraient ; un peu moins ceux des hommes qu’il rencontrait rarement, à cause de leurs horaires de travail.
— Tiens !, pensa-t-il, Madame Volik a tendu sa lessive aujourd’hui ! Un 15 août ! Il reconnaissait parfaitement les effluves de la poudre Galaktos, qu’il préférait à celle qu’utilisait sa femme, plus sensuelle, plus gaie, plus lumineuse : une lessive de jeune…
Plus tard, il entendit des cliquetis lointains de clefs à pipe et sut que Monsieur Kalmis, de repos ce jour-là, était en train de réparer sa voiture au fond du garage. Mais Monsieur Kalmis ne le vit pas, car il était trop occupé, fébrilement allongé sous son véhicule.
De chez les Zarky arrivaient, en vagues successives étouffées par les volets clos, des flots de musique « jeune », qu’il qualifia par-devers lui d’agression caractérisée. Il en déduisit que la fille avait profité du départ de ses parents en vacances pour inviter quelques bons copains : « Le bon temps ! ».
En fait, ce jour-là, il n’avait rencontré personne.
Il s’assit sur un banc, qu’il savait maintenant presque d’instinct localiser, pour faire le point sur sa matinée. La seule présence qu’il ressentait était celle de ce vent : sensualité apaisée, mais sensualité tout de même, en cette seconde montée de sève de la mi-août, la dernière avant l’automne et bien trop tôt l’hiver. Sa vie, en somme…
Allait-il rebrousser chemin ? Il avait le sentiment qu’il était encore de bonne heure et qu’il n’avait rien moissonné ; il aimait en effet, au retour de sa promenade, se remémorer tel ou tel petit incident, minuscule anecdote, insignifiante trouvaille, les petits grains de sel de ses médiocres journées.
Un nouvel effluve qu’il crut sentir chargé d’iode marin éveilla en lui des sensations perdues, rêves exotiques, fantasmes de mers, velléités flibustières, et emporta sa décision : il traverserait le boulevard, au bout de sa rue.
Le boulevard, sorte de périphérique de dégorgement des usines et des bureaux, il le percevait d’habitude comme un compact mur de vacarme, constamment renouvelé, s’élevant très haut dans les airs et coiffé d’un barbelé flou de fumées nauséabondes. Et il en avait peur.
Aujourd’hui, jour férié, la circulation plus fluide laissait de grands trous dans le mur. Il pouvait différencier et reconnaître les types de moteurs ou de véhicules et même l’état d’esprit qui guidait sur les pédales les pieds des conducteurs.
Dans son quartier, les feux de croisement ne disposant pas de signalisation sonore, il se guida sur les bruits des flux et sut rapidement en déduire la couleur du piéton lumineux qui devait s’afficher.
Il s’enhardit et, après plusieurs simulations qu’il jugea concluantes, enfin il s’élança.
Il savait suivre au sol, du bout de sa canne blanche, les rugosités alternées des passages pour piétons, aussi n’eut-il pas de difficultés à franchir les premiers pas.
La brise enivrante se mit à l’attirer étrangement ; il eut encore le temps de percevoir le hurlement d’horreur d’un dérapage d’urgence et de ressentir un choc violent et diffus dont il n’arriva pas à savoir d’où il venait exactement.
Il se sentit enlevé sur un nuage cotonneux. Il était comme porté par une neige tiède dont il voyait les couleurs irisées, solaires et lunaires à la fois. Bercé par une musique parfumée de mains de femme, il s’endormit comme un bébé.
Durant son sommeil angélique, il rêva de l’Assomption des Houris de l’Apocalypse.




2

Lorsqu’il crut reprendre ses esprits —car c’était l’impression qu’il avait—, il se découvrit assis dans un fauteuil profond. Ses mains reconnurent un cuir souple sur un capitonnage confortable.
Progressivement il se mit à percevoir un bruit de moteur puissant qui l’enveloppait dans une vibration régulière, étrangement continue.
Il sentait que le poids de son corps le rivait au fauteuil et, en même temps, il avait l’impression de flotter : pas de chaos, pas de bruits de roues, un balancement léger de l’ensemble. Et cet interminable ronronnement !
Etait-il dans un avion, dans un bateau?
— Bonjour, Monsieur Félix. — Le son de cette voix le surprit, venue, lui semblait-il, de sa droite.— Vous avez sacrément bien dormi !
— Bon… Bonjour… Mais je ne comprends pas : où suis-je, et qui êtes-vous ?
Et comment me connaissez-vous ?
— Ne vous faites aucun souci, Monsieur Félix ; vous êtes ici en sécurité, et avec un ami. Je vous expliquerai. Mais, d’abord, permettez-moi de vous rassurer. En effet, pendant votre sommeil, vous avez parlé plusieurs fois d’Assomption, de Houris et d’Apocalypse. Vous aviez l’air particulièrement préoccupé ! Non, rassurez-vous, vous n’êtes pas en route vers un quelconque Paradis d’aucune religion. Vous êtes bien sur Terre, ou plutôt dans les airs, dans mon jet personnel, et nous volons en ce moment vers mon pays où je vous emmène comme invité d’honneur.
— En avion… ? Dans votre pays… ? En invité d’honneur… ?
— Oui, oui, c’est ça. Et comme nous avons pas mal de temps devant nous, je vais tout vous expliquer par le menu. Détendez-vous ; nous avons un bon pilote. Et buvez-donc ce petit scotch que vous avez là, devant vous, sur la tablette. —Il lui guida la main.
Voici. Mon nom est Robert-Nicolas Bruyère ; je suis le PDG d’une très grosse entreprise industrielle, une affaire de famille qui remonte au dix-neuvième siècle. Ah, la belle et grande époque de la Révolution industrielle ! Vous aurez bientôt l’occasion de la connaître.
Quant à mon pays, c’est pour vous un pays lointain – un pays est toujours lointain pour celui qui habite loin, mais pour moi il ne l’est pas ! — Robert-Nicolas Bruyère émit un vaste rire sonore.— Excusez ce joli trait d’humour, mais je suis fait comme ça, et vous savez qu’on ne se refait pas ! Mon pays, c’est le Céfran ; sans doute l’avez-vous vu un jour sur une carte…
— Ah oui !
— Et vous vous demandez avec juste raison ce qui me vaut l’honneur de vous avoir à mes côtés. Je dois vous avouer que ce sera long et difficile à expliquer. Disons tout de suite, et pour être direct, que j’ai besoin de votre aide, qu’au Céfran, nous avons tous grand besoin de votre aide…
— De mon aide, à moi, petit retraité modeste et aveugle de surcroît ?
— Exactement, et c’est précisément pour cela que nous vous avons choisi. Allez, soyez patient, je vous explique.
Sachez que mon pays, le Céfran était, il y a encore peu d’années, un pays   riant, lumineux, un beau pays qui faisait envie à ses voisins, et qu’il est aujourd’hui plongé dans la plus atroce des calamités : nous avons perdu le Soleil.
— Comment ça, « perdu le Soleil » ? Au sens propre ou au sens figuré ?
— D’abord au sens propre, et, chaque jour qui passe, un peu plus au figuré… Cela a commencé il y a environ cinq ans : l’atmosphère s’épaississait, on nous parlait de pollution, de protection de l’environnement, de risque majeur et de je ne sais quelles calamités à venir. Toujours est-il qu’en l’espace de quelques mois le jour a cessé de se lever et que maintenant nous vivons dans une obscurité complète et permanente dont vous avez peine à imaginer les conséquences. Je tiens à vous dire tout de suite que, pour ma part, je ne crois pas aux sornettes des écobuesques et autres adorateurs de Gaïa qui nous prophétisaient tout ça. Non, non, il s’agit de cycles bien naturels, et la Terre en a connu d’autres. Et il nous faut faire avec. — Robert-Nicolas Bruyère fit encore éclater son gros rire sonore.
— C’est votre opinion…
— Oui, parfaitement, et je la partage !! —Encore ce rire.
— Si je ris d’aussi bon cœur, c’est de tous ces farfelus shootés au jus de navet qui nous abreuvent de leurs catéchismes. Par contre, ce qui ne me vraiment fait pas rire, c’est que je suis le Maire d’une grande ville et qu’au propre comme au figuré, je n’y vois plus clair du tout dans ma gestion municipale. Vous voyez –enfin, « vous voyez », excusez-moi, c’est une façon de parler- vous voyez où je veux en venir, non ?
— Pas du tout, Monsieur Bruyère  … Et ne vous excusez pas : je suis habitué.
— C’est pourtant bien simple. Nous nous sommes dit, mon Conseil Municipal et moi, que pour y voir clair dans cette obscurité désormais permanente, la meilleure solution serait de demander son aide à un aveugle, surtout à un aveugle qui aurait vu auparavant et qui aurait su s’en sortir brillamment, comme vous l’avez fait. J’ai donc été mandaté pour cette mission de recherche, et c’est cela même qui me vaut l’honneur, ici, de votre présence. J’ai mené mon enquête, patiemment, et je vous ai enfin trouvé. J’ai longuement interrogé vos voisins et vos voisines, et tous m’ont chaleureusement recommandé votre sagesse devenue légendaire.
— Excusez-moi, Monsieur, mais vous plaisantez, je crois !
— Moi, plaisanter, et sur un sujet comme celui-ci ? Sûrement pas. Attendez un peu et vous comprendrez facilement pourquoi je ne plaisante pas. Quant au choix de la personne, rassurez-vous, je m’y connais en recrutements divers, et je sais qu’il n’y a pas d’erreur de casting.
Mais revenons aux présentations. Je vous ai dit que je suis Maire d’une grande ville. Anciennement, je veux dire du temps où l’on voyait encore le Soleil, cette ville se nommait Saint Florentin Primavère, et cela lui allait tellement bien ! Mais l’obscurité, et la décadence qui nous sont advenues –vous voyez, j’en deviendrais lyrique…- nous en ont fait changer le nom : elle s’appelle désormais Moenia. Vous savez sans doute que « moenia », en latin, ce sont « les murailles » : vous comprendrez aussi pourquoi.
— Ah ! Et que signifient donc ces murailles ?
— Ce qu’elles signifient ? Elles signifient qu’après l’obscurité du ciel nous est venue l’obscurité des esprits et des âmes, et qu’avec le Soleil, la plupart de mes concitoyens ont aussi perdu le Nord, et qu’il n’y a pas eu d’autre solution que de bâtir des murs pour contenir leur inconstance. Car, sachez-le bien, si je me réclame de quelque culte, c’est bien de celui de la rigueur et de l’efficacité. D’ailleurs, la plupart des Moeniens sont tellement paumés qu’ils n’attendent que ça !
— Il me semble que ce que vous me dites m’horrifie —susurra Félix Galénos qui se sentait défaillir.
— C’est bien ! C’est bien ! Vous commencez à comprendre. Réfléchissez-y calmement, car c’est là que nous vous attendons, et c’est sur ce terrain, précisément, que nous avons besoin de votre aide.
Allez, je vous laisse dormir encore un moment. Je vous ferai signe lorsque nous arriverons, j’allais dire « en vue de » Moenia, mais malheureusement, et pour des raisons différentes, ni vous ni moi nous ne la verrons…

*
L’avion poursuivait son vol, franchissant mers, fleuves et montagnes, par dessus des paysages encore ensoleillés où de benoîtes créatures œuvraient dans l’insouciance aux tâches quotidiennes.
Félix Galénos s’inclina sur l’appuie-tête et se rendormit, accablé. Il ne vit pas, et pour cause, qu’au terme de quelques heures de vol monta et se mit à grandir au loin dans le ciel une chape brune, compacte, poisseuse.
Lorsque l’obscurité sidérale eut refermé sur eux son voile épais, Robert-Nicolas Bruyère posa un doigt sur l’épaule de son hôte :
— Monsieur Félix, nous arrivons. Préparez-vous, nous allons bientôt atterrir.


3

Lorsqu’il mit pied à terre, Félix Galénos, au simple écho de ses pas et de sa canne blanche, se rendit compte qu’il se trouvait au cœur d’un immense hangar métallique.
— Vous remisez directement votre avion dans son hangar ? —demanda-t-il à Robert-Nicolas Bruyère.
— Et oui, Monsieur Félix ! Vous êtes déjà au cœur du sujet ; votre aventure commence.
— Vous n’allez pas me dire que nous sommes sur une autre planète et que vous vivez dans une bulle, tout de même ! Nous sommes encore sur Terre, non ?
— Oui et non ! Comment voulez-vous que je vous le dise ? Sur Terre, oui, ou sur ce qu’il en reste. Et dans une bulle, quasiment. Vous allez rapidement vous rendre compte, par tous les sens qui vous restent, que l’ambiance extérieure est telle qu’il nous faut constamment nous en protéger : froid, humidité, pestilence. Dans toute la mesure du possible, nous vivons dans des atmosphères et des lumières artificielles. Nous sautons de l’une à l’autre comme nous pouvons, et c’est surtout dans ces intervalles que se posent les problèmes. Et pas seulement des problèmes concrets ! Allez, montez en voiture ; je vous conduis à la maison.

*
Robert-Nicolas Bruyère possédait plusieurs voitures de luxe, climatisées, sonorisées en polyphonie, parfumées à volonté et dotées d’éclairages intérieurs dont il pouvait à l’infini modifier les focales et les configurations chromatiques. Il choisit, pour son hôte, un parfum de blés mûrs et des chants de cigales ; pour lui seul il ajouta une lumière de soleil d’été réfléchie obliquement par le chaume.
Il prit la route dans l’obscurité et sentit tout de suite, au contact des roues sur le bitume, que la dégraisseuse était récemment passée : pas de risque de dérapage. Il pouvait rouler tranquille. C’était devenu impératif : la dégraisseuse devait passer désormais une fois par semaine afin d’éliminer, grâce à ses jets à haute pression, la végétation gluante qui envahissait rapidement toute les surfaces lustrées.
Dans la lumière des phares défilaient des fantômes que Félix Galénos ne pouvait pas percevoir : arbres ébouriffés, sortes de candélabres affublés de mousses dégoulinantes, insolite végétation en noir et blanc, sur le bord des fossés.
— Comment vous sentez-vous, Monsieur Félix ?
— Pour le moment, tout est parfait : l’ambiance sonore, les parfums, quel confort ! Nous sommes donc dans l’une de ces bulles dont vous parliez tout à l’heure ? Je suppose que l’extérieur doit être bien différent.
— Effectivement, et je vous réserve pour bientôt une visite commentée à la campagne. Enfin, je veux dire à ce qui nous reste de « campagne » -vous entendez les guillemets, je suppose-, à l’intérieur des murs, dans ce que nous nommons « Jardins de sauvegarde », parce qu’au-delà des murs, la nature a sombré dans une espèce de stupéfaction glauque, hantée d’une nouvelle flore étrange et d’animaux monstrueux. Sachez qu’à cause de cela, nous n’avons plus d’agriculture ni, par voie de conséquence, aucun agriculteur. Ainsi devons-nous importer d’autres régions du monde ce qui nous manque pour compléter notre nourriture de synthèse. Mais, rassurez-vous, chez nous vous aurez de bons petits plats à l’ancienne car, Dieu merci, nous ne manquons pas de moyens pour cela.
— Ce qui signifie que d’autres en manquent ?
— A l’extérieur des murs, oui, évidemment. Mais ceci est une autre histoire…
Ils étaient arrivés. Robert-Nicolas Bruyère manoeuvra les télécommandes, et ils se trouvèrent bientôt dans l’un des garages de son domicile personnel.
— Nous sommes arrivés. Je vais avoir l’honneur de vous présenter à ma famille. Je crois que tout le monde va vraiment se réjouir de votre présence parmi nous.
Lorsqu’ils sortirent de l’ascenseur, des sons et des parfums envahirent les sens de Félix Galénos : musique moderne, éclats de voix, effluves capiteux divers.
— J’ai l’impression qu’on fait la fête en ce moment chez vous ; ne me dites pas que cela a quelque chose à voir avec mon arrivée !
— Sans aucun doute, car j’ai prévenu par courrier électronique. Mais, détrompez-vous ; ici la fête est permanente. Avec le travail, c’est le meilleur antidote que nous ayons trouvé aux calamités qui nous assaillent.

*
La famille Robert-Nicolas Bruyère  se composait d’une épouse au foyer et de deux grandes filles qui terminaient leurs études, l’une en médecine et l’autre en droit.
L’ambiance familiale était effectivement à la fête et les présentations se firent dans les limites d’une éducation dont Félix Galénos pensa qu’elle avait été bourgeoise. Il remarqua en effet, à divers indices qu’il savait maintenant percevoir : tessitures et intonations des voix, parfums étranges, mots ou expressions impromptus, que le savant assemblage des vieilles convenances était en train de se déliter. Il se promit d’y regarder de plus près.
Durant la soirée, il dut refaire son histoire personnelle par le menu, ce dont il s’acquitta de bon gré, à la fois surpris et flatté par les réactions admiratives qu’elle provoquait dans son auditoire. Mais il n’avait pas l’intention de se laisser séduire : il avait eu assez de mal à construire son petit bonheur de quartier résidentiel pour risquer de le perdre, et puis, à son âge maintenant…
Plus tard, chacun entreprit de lui présenter la situation nouvelle du pays, celle qui motivait sa « mission ».
Le père, Robert-Nicolas Bruyère, était un homme d’action, chargé de lourdes responsabilités de gestion matérielle et humaine, tant sur le plan industriel et financier que sur le terrain municipal. Il avait hérité de certaines d’entre elles et, les autres, il les avait voulues.
S’il avait des états d’âme, il les cachait soigneusement. Face à la nouvelle donne climatique et sociale, ses convictions ancestrales l’avaient conduit à prendre des décisions courageuses, osées, impopulaires même, selon ses dires, mais indispensables à une population déboussolée. Il s’inscrivait un peu dans la lignée des « despotes éclairés », et la démocratie n’inspirait guère sa confiance ; il la tolérait seulement et, de fait, l’avait réduite autant qu’il avait pu dans sa ville.
Il tentait de maintenir, pour lui et ses concitoyens, une forme d’équilibre dont les axes principaux étaient l’efficacité et la répression. L’organisation de ses usines et de sa ville en était la plus fidèle image.
Félix Galénos se demanda pourquoi son hôte, homme apparemment inapte à l’écoute et à l’autocritique, incapable de se remettre en cause, était allé le chercher si loin, pour lui demander son aide. Sans doute, pensa-t-il, pour répondre aux sollicitations de son entourage. Mais, n’y avait-il pas là un double jeu, dont il serait la marionnette : l’entourage espérant faire craquer un peu le mur des certitudes du chef, et Robert-Nicolas Bruyère désirant, grâce à d’habiles manipulations, faire de Monsieur Félix une caution facile pour ses machinations ?
— Au fond, Monsieur Bruyère, qu’attendez-vous de moi ?
— Je vous l’ai déjà dit : que vous nous éclairiez par votre sagesse, que vous nous aidiez à y voir plus clair dans ce magma. Mais comment ?, ce sera à vous de le dire, et nous aviserons.
Félix Galénos perçut que la rigidité même du personnage serait sa principale faiblesse : « Le chêne et le roseau », pensa-t-il.
L’épouse de Robert-Nicolas Bruyère, Rosalinde, était elle aussi une « fille de famille ». Elle faisait partie de cette catégorie de femmes qui ne comprennent rien à rien, peut-être pour des raisons génétiques, mais plus sûrement parce qu’elles ont été maintenues de génération en génération dans le rôle de potiche où son époux la confinait encore en toute bonne conscience. En revanche, elle avait été, et elle restait encore, particulièrement décorative, et avait apporté avec elle une confortable dot : un véritable stéréotype ; une magnifique poupée de salon qui faisait la fierté de son époux dans les réunions mondaines.
Félix Galénos se demanda si elle était véritablement « irrécupérable ». Au cours de la soirée, il avait entendu d’elle des éclats de rire ambigus, moins venus de l’esprit que de la chair, d’une chair qu’il sentait encore ferme dans la pulsation de ces rires… Prudence, se dit-il.
  —J’aimerais, Monsieur Félix, que vous nous aidiez à retrouver le bonheur simple que nous avions avant, avant la perte du Soleil.
Les filles, quant à elles, restèrent un peu en retrait. Félix les sentit différentes : plutôt conformiste l’aînée, plus déliée la cadette.

*
— Si vous me le permettez, je vais vous montrer votre chambre.
— Volontiers, Madame.
— Voici. Vous trouverez tout ce dont vous pourrez avoir besoin pour la toilette et les petites faims. Ah , j’oubliais ! Vous trouverez aussi près de la table de nuit divers distributeurs automatiques à code vocal ; votre code est « Félix », évidemment. Il y en a quatre, exactement, et dans cet ordre : la nicotine, l’anxiolytique, l’alcool et le haschich. Un conseil, montrez-vous modéré, car la distribution est strictement contrôlée et de dépend pas de nous, mais de l’Etat. Vous n’avez droit qu’à deux doses par jour, et pas plus de deux produits à la fois. Vous voyez, c’est aussi ça que nous avons gagné depuis la perte du Soleil…
— Rassurez-vous, Madame, - déclara Félix Galénos un peu déstabilisé- je ne fais usage d’aucun de ces produits. Où est l’effet, où est la cause ?, toujours est-il que je me trouve très bien ainsi.
— Décidément, vous êtes un homme à part. Je vois que je ne suis pas encore au bout de mes surprises !



4

— Bonjour, Monsieur Félix ! Comment avez-vous passé cette première nuit au Céfran ?
— Ah !, parfaitement bien. Je ne me suis pas senti du tout dépaysé : un lit, une couette, un oreiller : j’étais comme chez moi.
— Bien ; très bien. Et maintenant, préparez-vous, nous allons faire notre première sortie dans la « nature », et à pied, cette fois. Je vous ai préparé l’équipement nécessaire : souliers anti-dérapants , pull de laine vierge, cape imperméable, et même un masque à gaz pour le cas où vous en auriez besoin. Et nous allons nous guider réciproquement : si moi je connais la ville, je vous demanderai votre aide et votre enseignement pour apprendre à me diriger dans les zones non éclairées.

*
 Dès qu’il eut mis le nez dehors, Félix Galénos se sentit assailli par une bouffée de pestilence indéfinissable ; il eut un haut-le-cœur que ne manqua pas de remarquer son hôte :
— Voulez-vous mettre le masque à gaz ?
— Non. Je voudrais d’abord me pénétrer de ces odeurs pour mieux les analyser, afin d’appréhender sur moi les effets qu’elles produisent. Peut-être comprendrai-je mieux ainsi les réactions des gens de votre pays.
— Cela me semble effectivement une bonne méthode.
Une multiplicité d'exhalaisons saturées d’humidité lui arrivaient par bouffées, en cocktails nauséabonds qui lui semblaient tantôt surgis de profondeurs putrides, tantôt dégoulinant de nuages saturés de vert-de-gris. A d’autres moments plus heureux, il lui semblait percevoir l’odeur des mousses d’un sous-bois de chez lui, mais elle était fielleusement entremêlée de vénéneux remugles de champignons létaux.
Un froid humide, visqueux, persistant, le pénétrait jusqu’aux os.
— Combien de temps a-t-il fallu au climat et à la végétation pour en arriver là ? –demanda-t-il.
— A peine quelques années. Cela a commencé par un été glacé et pourri ; les feuilles sont tombées avant l’automne et l’hiver a été noyé dans une persévérante grisaille que nous n’avions encore jamais connue.
Au printemps, le Soleil a tardé à venir et, progressivement il a pâli. Dans cette demi-lumière glauque, gélide, les plantes se sont mises à produire de longues gitolles flasques, blafardes comme les gourmands qui poussent aux pommes de terre conservées dans les caves.
Certains ont trouvé ça amusant et ont même inventé des recettes de cuisine, des salades vertes où les asperges et les pousses de bambou étaient remplacées par des tiges d’arbres divers.
Puis les tiges flasques se sont allongées et ont encore pâli ; elles ont fini par ployer, s’atrophier, se racornir et faner sans pouvoir sécher tant l’humidité était grande.
Dès le second hiver la végétation a commencé à pourrir, et le Soleil n’est jamais revenu. C’est alors seulement que nous avons commencé à comprendre.
Inutile de vous dire que la faune locale a complètement disparu !
Depuis lors, la pourriture poursuit diaboliquement son œuvre : les arbres se démantèlent et croulent avec fracas ; au sol s’amoncellent des masses de détritus. Voici une première explication des relents que vous percevez.
Mais, ce n’est pas tout : une nouvelle flore et une nouvelle faune sont apparues et continuent d’apparaître. Des mutations étranges qui illustreraient s’il le fallait la théorie de Darwin.
— Et les gens, comment ont-ils réagi ?
— De la pire manière qui soit : par des comportements rapidement incontrôlés, comme si ces calamités avaient exacerbé toutes les pires latences de notre perverse nature humaine.
Nous avons eu de tout, mais la première dérive a été la réapparition du marché noir. Vous ne pouvez pas savoir à quelle vitesse apparaît et se développe le marché noir, plus vite encore que la pourriture. D’ailleurs, n’est-ce pas la plus nauséabonde des pourritures de l’âme ? Et il a fallu réagir. Vite.
— Comment ?
— Vous savez maintenant un peu comment je suis : je ne transige pas. J’ai mis en place une répression féroce, et nous avons rapidement rempli les prisons, ce qui n’est pas sans poser des problèmes qu’il nous faudra bientôt résoudre.
— Et quelles autres dérives ?
— Les communautarismes, les sectes de tout poil avec leurs gourous illuminés, les fondamentalismes pires que les sectes, les divers brigandages… Et là aussi il a fallu agir sévèrement. Vous en entendrez beaucoup parler. Sachez seulement que c’est de cette époque que datent les premières murailles de la ville.
— Ne m’avez-vous pas dit que se sont produites des mutations génétiques dans la flore et dans la faune ?
— Effectivement, et surtout dans la flore ! Et la curiosité humaine, qui a certes ses bons côtés, par exemple dans la recherche scientifique, a aussi sa face noire malévole et perverse. Croyez-moi, cela n’a pas tardé ! Figurez-vous que quelques petits malins, botanistes chevelus du dimanche, ont eu tôt fait de remarquer que certains champignons qui poussent sur les détritus les plus putrides ont des propriétés psychotropes… Je vous laisse à penser les conséquences ! Nous sommes actuellement en plein pétrin ; croyez-moi, l’affaire est grave ! C’est un sujet qui me préoccupe au plus haut point.
Mais je ne voudrais pas trop rapidement plomber votre première sortie. Allons voir le « Jardin de sauvegarde » que j’ai créé au centre ville. Je peux vous dire que j’en suis fier et que cette première expérimentation est en passe d’assurer mon prestige et… ma fortune !
Je vais vous guider un peu, et en même temps je vais observer votre méthode de repérage. Faites attention, le sol est glissant ; mais je crois qu’avec les chaussures que vous avez aux pieds vous n’aurez pas de difficultés. D’ailleurs, ce sera un test, car les semelles de ces chaussures sont de mon invention, et si tout va bien je pense en commencer bientôt la fabrication en grande série. Ne vous disais-je pas qu’il faut s’adapter aux circonstances ? Ne dit-on pas « A quelque chose malheur est bon » ?
— Allons-y.
Ils n’eurent pas de difficultés pour arriver au centre ville ni pour pénétrer dans le « Jardin de sauvegarde ».
Il s’agissait d’un vaste espace aménagé, ancien immense champ de foire.
Félix Galénos ne tarda pas à percevoir de nouvelles odeurs, agréables parfums de sous-bois et de fleurs.
— Quels sont ces parfums ? M’avez-vous conduit dans une serre ?
— Non, Monsieur Félix ; encore mieux que ça. Nous sommes à l’air libre et, grâce au miracle de la technique, ici la végétation a presque retrouvé sa forme primitive. Ecoutez un peu.
Je me suis dit que, puisqu’il nous manquait le Soleil, on pourrait peut-être tenter d’en créer un, artificiel. Et c’est ce que j’ai entrepris, aux proportions qui conviennent. J’ai calculé les dimensions d’un dispositif semi-circulaire, une sorte de planétarium d’environ deux cents mètres de diamètre, constitué d’un rail qui enjambe la totalité du jardin. La structure ressemble à une immense grande roue, ou plutôt à une ellipse, à demi-enterrée en oblique, et dont l’apogée est à environ cinquante mètres de haut. J’ai réalisé des études sur l’éclairage moyen du Soleil d’été, par mètre carré au sol, mesuré en « lux », et cela aux différentes heures du jour. Sur ce rail, j’ai placé mon « Soleil », un puissant faisceau de projecteurs qui parcourt le demi-cercle en douze heures, et dont la luminance varie du « lever » au « coucher », sans compter la présence de filtres de couleurs, les effets de polarisation, etc.
— Et quelle puissance avez-vous dû donner à ce « Soleil » ?
— Le matin, elle est d’environ 500 000 watts, et à midi, elle dépasse le million. Les résultats ont largement débordé toutes mes espérances. Outre que la lumière de mon « Soleil » éclaire une bonne partie de la ville, les effets sur la végétation ont été radicalement spectaculaires : nous avons retrouvé les couleurs. Vous savez ce que c’est de ne plus voir le monde qu’en noir et blanc ?
— Non, mais je m’en contenterais volontiers !
— Je vous demande pardon… ; c’est encore un mauvais réflexe… Je m’y ferai… Je disais…, je disais donc que non seulement nous avons revu les couleurs, mais que la végétation a repris les siennes : les feuilles poussent, les fleurs aussi ! Mieux, les allées du jardin sont devenues des solariums où l’on va s’allonger pour bronzer, où l’on retrouve un peu de joie. Bref, cet espace est maintenant le plus important centre d’attraction de tout le Céfran.
— Heureuse initiative ! Mais, dites-moi, d’où tirez-vous l’énergie nécessaire à votre « Soleil » ?
— Nous la tirons du sol. Nous avons en effet creusé des puits à près de 4 000 m de profondeur, et nous y avons trouvé de l’eau sous très haute pression, à une température de 350 degrés. Nous avons déjà mis en route, à partir de là, de puissantes centrales thermiques, et ce n’est pas tout : nous pensons, avec les eaux résiduelles chauffer des serres illuminées et les appartements.
— Vous n’utilisez pas le pétrole ?
— Ah !, le pétrole ! Il n’y en a plus, Monsieur Félix.
— Et lorsque vous n’aurez plus d’eau ?
— Lorsque nous n’aurons plus d’eau ? « Après moi le déluge » ! Excusez ce telescopage... Moi, j’ai confiance en la technique ; on trouvera bien autre chose. En attendant, je donne du travail à des milliers d’ouvriers et je permets à mes concitoyens de survivre. Cela vous paraît-t-il peu ? D’ailleurs, demain vous aurez l’occasion de vous faire une opinion; nous irons visiter une de mes usines.


5

Jamais au cours de sa vie active, et encore moins durant ses nouvelles promenades de quartier, Félix Galénos, n’avait « vu » ni entendu autant de choses extraordinaires. Il était abasourdi, exténué.
Après le repas, il s’esquiva pour s’adonner à sa bonne sieste réparatrice. Il dormit plus d’une heure. A son réveil, il était comme neuf.
Son après-midi était libre. Il pensait l’occuper à réfléchir, à découvrir et à écouter les radios du Céfran, car il n’avait pas encore eu l’occasion de le faire, et il savait que les radios –faute de pouvoir lire et regarder les télévisions- comme tous les media, seraient pour lui plus que de l’information : de véritables baromètres de la société.
Ayant déjà appris à localiser et à contourner tous les obstacles du parcours, il se dirigea directement vers le salon d’où s’échappait un chant aux inflexions sensuelles. Il ne reconnut pas tout de suite la voix de Rosalinde Bruyère qu’il n’avait encore qu’entendue parler.
— Monsieur Félix, quelle sieste royale vous nous avez faite !
— Ah, c’est vous, Madame Bruyère ? Je me demandais si ce n’était pas la radio ou la télé que j’entendais.
— Et galant homme, de surcroît, ce Monsieur Félix !
Félix Galénos se demandait pourquoi il percevait en ce moment dans cette voix qu’il connaissait maintenant assez bien des modulations félines, des roucoulement festifs, des dérapages équivoques.
— Tenez, vous tombez bien ; venez vous asseoir près de moi, ici, sur le sofa.
— Volontiers ; j’aurai tout le plaisir de votre conversation.
— Ici, plus près. – Pour le guider, elle le prit par la main. — Et j’ai aussi quelque chose pour vous ! – Elle avait gardé cette main dans la sienne.
Félix Galénos eut soudain comme un éblouissement ; un orage électrique déconnecta quelques secondes son cerveau ; ce fut un gigantesque court-circuit ; une monstrueuse crise épileptique le secoua de la tête aux pieds ; il sentit la vie s’étrangler dans sa gorge.
Il n’arrivait pas à se remettre ; il n’en croyait pas sa main ! Sa main lui disait cependant clairement qu’elle avait rencontré une douce toison chaude, soyeuse, palpitante de vie.
— Mad…, Mme…, Ma…
— Eh bien, Monsieur Félix, que vous arrive-t-il ? Vous n’êtes pas chasseur ? Vous n’avez jamais tenu en mains un petit lapin comme celui-ci ?
— Mais, mais, mêê…
— Allons, vous n’allez pas bêler comme un agneau tout de même? C’est d’un loup dont j’ai besoin, moi ! Tout ça c’est pour vous : mordez, dévorez ! –Tout en l’encourageant par la parole, elle faisait faire à la main tremblante un petit tour du propriétaire.
Bien que cela dépassât encore son entendement, il dut bien se rendre à l’évidence : elle était entièrement nue et offerte, littéralement en chaleur.
Outre les tremblements nerveux, le cerveau reptilien de Felix Galénos lui avait programmé un autre mauvais tour : il sentait, là, une brûlante rigidité qui s’étranglait de minute en minute et devenait plus douloureuse. Machinalement, afin de se dégager un peu, il y porta l’autre main, geste qui n’échappa point à sa partenaire.
— Non…, non…, vraiment, je ne peux pas… ; je vous en supplie…
— Comment ça, vous ne pouvez pas ? -Elle avait mis sa propre main au même endroit que lui.- Et ça, vous n’allez pas me dire que c’est votre couteau de poche, non ?, ça parle pour vous, ça !
Il restait là, pétrifié. Il essayait de reprendre ses esprits. Il repassait mentalement le film de sa vie. Dans sa jeunesse, Félix Galénos n’avait jamais été ni pudibond ni balourd ; il n’avait pas été plus vertueux qu’un autre, il avait « vécu », comme ont dit. Puis il avait évolué vers une sorte de retenue que ne lui dictait aucun dogme ni vertu particulière, sinon peut-être le vague pressentiment des risques de l’aventure. En cela comme partout, il était modéré, prudent, peut-être pusillanime.
Il sentait, par ailleurs, que la situation présente avait quelque chose de bizarre, d’inquiétant, de malsain.
— Alors, vous ne vous décidez pas ? Pourtant, je vous inspire si j’en juge par ce que je sens là !
Il revenait un peu à lui.
— C’est vrai, Madame Bruyère, votre corps inspire le mien ; comment pourrais-je le nier ? Mais mon esprit est ailleurs. Quant à mon cœur, je ne sais pas. Et puis, êtes-vous sûre d’être vous-même en me demandant ce que vous demandez ? Il me semble qu’en ce moment vous n’êtes pas la femme que je commence a connaître un peu.
Que se passe-t-il ? Au fond de moi quelque chose le sait, mais je n’arrive pas à me le formuler.
— Comment m’avez-vous devinée ?
— « Quant l’œil du corps s’éteint, l’œil de l’esprit s’allume », écrit Victor Hugo.
— Tiens ! Victor Hugo ! Vous croyez qu’il aurait résisté, lui ?
— Lui, peut-être pas ; mais moi, je ne suis pas Victor Hugo…
— Eh bien, rendez-moi un service : laissez-moi croire que vous l’êtes, laissez-moi fantasmer et me soulager seule. Au point où j’en suis arrivée…
Elle lui lâcha la main et s’élança dans une chevauchée de sorcière, il ne sut trop sur quel balai. L’allure se fit plus sauvage et l’envol, déchirant, se produisit enfin. Il dura ce que durent les roses puis, un à un, les pétales éparpillés vinrent se déposer, apaisés, sur la Terre.
Il ne vit pas les larmes qui l’inondaient.

*

— Maintenant, vous allez me mépriser, -dit-elle après un long moment de silence.- Mais je crois que vous avez eu raison : nous l’aurions regretté.
Comment m’avez-vous devinée, et qu’avez-vous au juste deviné ?
— Détrompez-vous ; je ne vais certainement pas vous mépriser, et en raison même de ce que j’ai cru deviner. Mais quoi ? Je risque une hypothèse : de toute évidence vous n’étiez pas dans votre état normal, cela je l’ai perçu par tous les sens qui me restent. De là à dire quelle substance vous aviez ingérée, il y a un grand pas que je ne franchirai pas. Il me semble évident aussi que la disparition du Soleil y est pour quelque chose.
— Ecoutez, après ce que nous avons vécu –ou non-vécu- ensemble, je crois que nous pouvons nous considérer amis. Vous avez touché juste, et je peux dès aujourd’hui vous faire une confidence : vous savez maintenant que les substances psychotropes nous sont formellement rationnées. « Avant », je n’en prenais pas et maintenant oui, j’ai appris à cracker les codes, et j’y ajoute quelques produits de contrebande. Et j’ai un peu perdu le Nord.
Certes, la perte du Soleil y est pour quelque chose, et même doublement, en cascade. La disparition du Soleil a fait disparaître aussi mon « soleil » à moi. Mais c’est un très lourd secret que je ne me sens pas la force de vous révéler encore… Le jour viendra, soyez patient.
Et je vous dis déjà merci pour l’aide que vous m’avez apportée aujourd’hui.



6

— Vous êtes prêt, Monsieur Félix ? Nous y allons. Vous vous souvenez que nous devions visiter une de mes usines ?
— Parfaitement.
— Je vous réserve pas mal de surprises, aujourd’hui.

*
— Le trajet n’est pas bien long, mais je vais avoir le temps de vous présenter rapidement l’entreprise. Cela vous permettra de la « voir » un peu mieux lorsque vous y serez. Vous entendez les guillemets ? Vous voyez que je m’y fais !
Nous sommes en ce moment en pleine reconversion : auparavant, l’usine faisait de la sous-traitance pour l’industrie automobile mais, comme vous le savez, les Chinois font aujourd’hui au moins aussi bien que nous, et pour dix fois moins cher, donc le marché s’est effondré. Une catastrophe, me direz-vous ? Oui, sur le moment mais, voyez comment les choses s’arrangent : grâce à notre nuit cosmique, et à un peu de créativité, mes affaires sont reparties de plus belle.
Vous connaissez maintenant mon « Soleil » artificiel, celui que j’ai installé au centre ville ; eh bien, cette réalisation me sert de vitrine nationale et les commandes affluent. Tout le monde veut maintenant avoir son « Soleil Bruyère » dans son jardin.
Cela fait que nous avons démarré une production à grande échelle ; nous avons des modèles-standard calculés par tranches de superficie des propriétés, et nous travaillons aussi sur commande.
Vous découvrirez en même temps l’organisation interne du personnel : c’est un système de management dont je suis particulièrement fier, car il combine rigueur et efficacité, dont vous savez que ce sont mes principaux leitmotivs, avec un souci d’accompagnement du personnel qui met en œuvre un véritable « ascenseur social ». Je vous sens perplexe…
— Oui, un peu, je ne vous le cache pas ; cette perfection m’étonne.
— Ah, vous n’êtes pas le seul ! Mais il faut oser innover, Monsieur Félix, et affronter avec courage et imagination toutes les situations nouvelles. Moi, je ne reste pas les deux pieds dans le même sabot, comme disait mon père.

*
— Nous y sommes.
Robert-Nicolas Bruyère entra en seigneur dans les bureaux de direction, et présenta son hôte au personnel en grandes hyperboles.
— Avant de commencer la visite proprement dite, il faut que je vous déroule un peu l’organigramme de l’entreprise. Je pense en effet que c’est le volet humain qui vous intéressera le plus.
Voici : du point de vue du personnel, l’usine est structurée en trois ensembles bien distincts –un peu à l’image de la ville, d’ailleurs-. Le premier atelier est constitué de personnels d’élite, le second de personnels confirmés et le troisième de personnels en voie d’intégration. Je vous précise tout de suite qu’il n’y a aucune voie de communication entre ces trois ensembles, mais que les tâches sont réparties équitablement.
— Je ne « vois » pas bien : vous dites que les trois ensembles sont parfaitement cloisonnés mais que les tâches sont équitablement réparties. Cela signifie-t-il que les critères de séparation sont autres que ceux de la compétence professionnelle ?
— Parfaitement ! Vous y « voyez » très clair, Monsieur Félix –si je peux me permettre-. Vous y voyez très clair ! Et je vais compléter votre information.
Ici, nous recherchons l’intégration au sens le plus rigoureux du terme. C’est qu’il faut voir d’où nous partons, depuis la disparition su Soleil…
Ici, il n’y a ni « jeunes » ni « vieux », ni « hommes » ni « femmes », ni « croyants » ni « athées », ni « blancs » ni « noirs » et encore moins de « beurs » et de « blacks » ; il n’y a que des personnels désireux de travailler et de progresser socialement : une vraie démocratie paritaire et laïque. Et je peux vous dire que c’est un long travail de changement des mentalités…
Au départ, dans les ateliers des « personnels en voie d’intégration », nous accueillons tous les individus résidant en ville, je veux dire à l’intérieur des murailles, c’est-à-dire ceux qui sont déjà sortis des « terrains vagues ».
— Quels « terrains vagues » ?
— Ceux qui sont à l’extérieur ! Mais, ne vous précipitez pas, Monsieur Félix.
Je vous disais donc que nous accueillons ces gens, encore entachés de jeunisme, de féminisme, de sectarisme, de syndicalisme, de racisme, de religiosité, de politique, et j’en passe ! Progressivement, nous les rééduquons à la rigueur et à l’efficacité  et, avec bon nombre d’entre eux nous enregistrons de belles réussites. Et c’est alors qu’ils passent aux ateliers des « personnels confirmés ». Inutile de vous dire que le salaire change !
Enfin, les meilleurs d’entre eux intègrent les « personnels d’élite » d’où nous tirons nos cadres, bien évidemment.
— Ce que vous me dites me fait un peu froid dans le dos ; ça me rappelle des époques et des systèmes qui n’ont pas produit que du bon, vous savez…
— Oui, oui, je crois voir à quoi vous faites référence ; mais vous oubliez sans doute sous quel cieux nous vivons aujourd’hui, au propre et au figuré. Attention, il faut coller aux réalités. Je me méfie énormément de tous les angélismes.
Je vous propose de commencer le visite par les ateliers des « personnels en voie d’intégration ». Il nous faudra franchir quelques sas, mais vous imaginez bien que sous ma conduite vous n’aurez aucune difficulté.

 *
La première sensation qui frappa Félix Galénos fut celle du silence absolu des ateliers où il entra. Il voulut s’en ouvrir à Robert-Nicolas Bruyère, mais il eut l’étrange sensation de ne pas entendre sa propre voix ; il remuait les mâchoires en silence, comme un poisson hors de l’eau. Son guide, qui avait prémédité le coup, lui prit une main où il déposa des objets que Félix Galénos palpa un moment avant de les reconnaître : il s’agissait d’écouteurs reliés à un boîtier et à un autre objet dont la forme lui rappela celle d’un micro.
Robert-Nicolas Bruyère laissa à son hôte le temps d’identifier le matériel, puis il lui reprit la main et lui fit comprendre qu’il devait installer les écouteurs sur ses oreilles.
— C’est bon ? Vous m’entendez maintenant ?
— Oui, dans les écouteurs. Mais que se passe-t-il ?
— Je vous disais bien que je vous réservais des surprises. Il se passe qu’ici, pour des raisons diverses, tout bruit a été éliminé.
— Y compris le bruit des voix ?
— Bien évidemment : nous faisons d’une pierre deux coups. Nous donnons un confort inappréciable à nos personnels, et nous évitons les conversations parasites ainsi que les tentatives d’endoctrinement multiples dont ils sont encore loin d’être exempts.
— Alors, comment faites-vous pour communiquer avec eux ?
— Exactement comme je l’ai fait avec vous : ils ont un signal lumineux qui les avertit, et ils mettent les écouteurs.
— Comment avez-vous donc réalisé ce prodige technique ? Je dis « prodige technique », car pour le reste je demande encore à être convaincu…
— Et vous le serez bientôt, cher Monsieur Félix. Vous le serez bientôt. Pour ce qui est du prodige technique, vous avez entendu parler du « bruit blanc » ?
— Non.
— Vous savez que le bruit, tel que vous le percevez, résulte de vibrations de l’air qui activent votre tympan. Ces vibrations, on peut les mesurer, les analyser et, sur un graphique cela donne une espèce de scie aux dents irrégulières. Nous avons installé dans les ateliers de multiples capteurs qui analysent en temps réel tous les bruits qui affectent chacun d’eux, là où il est. Toujours en temps réel, un ordinateur génère un autre bruit, en quelque sorte le « négatif » du bruit perçu par les capteurs. Imaginez le graphique de ce bruit : ce serait une autre « scie » dont les dents viendraient exactement s’encastrer dans celles du premier. Par un système de lasers directionnels, ce bruit est renvoyé sur le capteur : la résultante, c’et le « bruit blanc », c’est-à-dire le silence ! CQFD !
— Et c’est le même système dans tous les ateliers ?
— Mais non, bien sûr que non ! Tout évolue, au fur et à mesure de l’intégration. Ensuite, les bruits des machines sont éliminés partout, mais la communication reste encore contrôlée dans les ateliers des « personnels confirmés » ; en revanche, chez les « personnels d’élite » elle est entièrement libérée.
Ah, j’allais oublier : la rediffusion des matchs de foot, en libre service, est à la disposition de tous.
— Des matchs de foot ?
— Oui, Monsieur Félix. Auriez-vous oublié la devise des Empereurs romains « Panem et circenses », « Du pain et du cirque » ? Il faut donner aux peuples du pain et du cirque.
— Non ; je la connais. Attendez, Monsieur Bruyère, vous n’allez pas me dire tout de même que vous songez à rétablir les combats de gladiateurs ?
— Vous me l’avez enlevé de la bouche, mon cher !



7

Dans la famille Bruyère, Félix Galénos recevait un accueil irréprochable et, cependant, du fait de la personnalité dominatrice et envahissante de son chef, il se sentait coupé de la population. Il souhaitait rencontrer d’autres Moeniens.
Un matin, au petit déjeuner, il exprima son souhait.
— J’ai bien envie d’aller faire un petit tour en ville aujourd’hui. Je vais commencer à zéro, comme j’avais fait dans mon quartier, prendre mes repères, mémoriser les lieux et les distances, les sons et les odeurs, les voix des gens. C’est ma méthode.
— Tout à fait d’accord ! -répondirent plusieurs voix à l’unisson.- Mais pour ce qui est des odeurs, vous savez à quoi vous en tenir : il vous faudra apprendre à décrypter le magma des pestilences ! Je vous souhaite bien du plaisir. Et puis, vous savez, maintenant les gens ne circulent plus beaucoup à pied dans les rues… -ajouta Robert-Nicolas Bruyère.
— Qu’à cela ne tienne ! J’ai même pensé, pour gagner du temps, essayer de me procurer un plan de la ville en relief.
— Je ne crois pas que vous en trouviez, mais j’ai une idée. –dit Laetitia, la fille cadette- D’ailleurs, je vais vous accompagner, ce n’est pas loin, et je passe par là ce matin. Je vais vous présenter le père Bout de Bois.
— Ce vieil original ? –lança Robert-Nicolas Bruyère.
— Oui, oui ; d’ailleurs pas tant que ça –répliqua Laetitia.

*
Certains trottoirs du centre ville avaient été recouverts de galeries protectrices, illuminées –ce qui échappa bien sûr à Félix Galénos- et parfumées différemment selon les quartiers, ce qu’il remarqua très vite.
— Je vais vous présenter le père Bout de Bois : tout le monde l’appelle comme ça ; on ne sait même plus son véritable nom. C’est un homme sans âge, sans identité bien définie, sans histoire personnelle. On dirait qu’il a toujours été ainsi, qu’il est né « père Bout de Bois » et qu’il mourra « père Bout de Bois ». Mon père le connaît un peu, mais mal, comme c’est chez lui souvent le cas. Il le considère comme faisant partie du paysage, et en fait il l’ignore, dans la mesure où il ne lui fait pas d’ombre ! Mais je crois qu’il se trompe…

*
— Bonjour, père Bout de Bois ; ça va ce matin ? Tenez, je vous présente un ami de la famille, qui est chez nous depuis quelques jours. Il a un petit service à vous demander. Vous verrez ensemble. Moi je file ; je suis déjà presque en retard.
Le père Bout de Bois vit tout de suite que Félix Galénos était aveugle ; il resta discret sur le sujet et lui demanda tout simplement ce qui lui valait cette aimable visite.
— Voici, -répondit Félix Galénos- comme vous l’avez remarqué, je suis aveugle et je suis nouveau venu à Moenia. Je me suis dit que, pour gagner du temps, si je trouvais un plan de la ville en relief, cela me serait bien utile pour me diriger, et on m’a conduit chez vous.
— Eh bien, soyez le bienvenu. Ce n’est pas la première fois que l’on me demande des choses insolites. De plan de la ville en relief, je n’en ai pas, mais, pourquoi pas vous en fabriquer un ?
— M’en fabriquer un ?
— Ben, oui ! Vous savez, pour ce qui est du petit bricolage, moi je ne recule devant rien ! Ah, je vois que vous ne savez pas à qui vous avez affaire. Je vais me présenter ; en plus vous me paraissez sympathique ; ce sera un plaisir pour moi.
On a déjà dû vous dire comment on m’appelle : « père Bout de Bois » ? Vous imaginez bien que ce n’est pas mon véritable nom, mais maintenant c’est le mien, et celui que j’avais avant je l’ai moi-même presque oublié…
Cela fait un tas d’années que je vis ici et comme ça ; en fait je crois que j’ai toujours vécu comme ça. J’ai bien dû avoir une vie antérieure, mais c’est si loin ! Je n’ai jamais été marié, et je vis seul. En fait c’est faux, je ne vis pas seul : je suis le grand père et le Père Noël de tous les enfants du quartier, et pas seulement des enfants, vous savez : tout le monde reste un grand enfant dans son cœur. Il y a tout le temps quelqu’un dans ma boutique.
— De quoi vivez-vous, au juste ?
— De quoi je vis ? De l’air du temps. Je ne vends rien ; je donne. Et les gens me laissent quelques pièces, quelques vivres, quelque bonne bouteille.
— Et vous donnez quoi ?
— Mon nom vous le dit : des bouts de bois. Oui, des bouts de bois. Bon, des bouts de bois un peu bricolés : des jouets, de petites étagères, des rafistolages sur de vieux objets, et même… un plan en relief de la ville, si vous en voulez un !
— Alors, vous êtes un homme heureux !
— « J’étais », plus exactement. J’étais un homme heureux.
— Qu’est-ce que cela veut dire ?
— Cela veut dire que, depuis la catastrophe, c’est foutu, Monsieur… Monsieur… ?
— Félix.
— …Monsieur Félix. C’est foutu : le climat est devenu fou, et les gens aussi sont devenus fous, surtout les gens, d’ailleurs. C’est dur de tenir le coup, de rester normal, dans ce pays !
— Que voulez-vous dire par là ?
— Eh bien que, depuis que le Soleil a disparu, il s’est produit des événements à peine imaginables. Vous savez, en temps de catastrophes, tout s’exacerbe : les qualités comme les défauts. Surtout les défauts. Nous avons assisté aux pires comportements ; chacun a voulu défendre ses intérêts, sauver ses privilèges, tirer un profit du malheur des autres. Nous avons eu des cohortes de prophètes de tout poil qui ont tous voulu imposer leur vision personnelle du bonheur, des illuminés et des canailles. Bref, il s’est installé une panique et une anarchie indescriptibles.
Il a fallu réagir, et c’est précisément votre ami, Robert-Nicolas Bruyère, qui a pris le dessus. Il s’est imposé, surtout comme maire, et c’est lui qui nous a construit les murailles et qui a fait changer le nom de la ville.
— Ah, oui, ces murailles ! Mais qu’est-ce que c’est, au juste.
— Eh bien, c’est tout un réseau de murailles destinées à contenir les différentes populations, avec un système de contrôle particulièrement rigoureux entre les différentes enceintes. Il a fallu trier et tailler dans le vif.
— C’est-à-dire ?
— Cela veut dire qu’il a pris des arrêtés de ségrégation drastiques. Il a mis en place une série d’enquêtes, un questionnaire impossible, des vérifications de toutes sortes. Tout le monde y est passé !
— Et le résultat ?
— Le résultat, c’est que tout le monde est maintenant parqué. Il y a d’abord la grande muraille : à l’extérieur, tout ce qui ne convenait pas, et à l’intérieur, les petites murailles, pour séparer les différentes communautés religieuses, sociales, politiques et autres. Sans compter le « bataillon de réinsertion ».
 — C’est quoi, ce bataillon ?
— Oh, c’est bien simple : tout délinquant, et spécialement les jeunes, est enrôlé dans un bataillon disciplinaire, puis envoyé sur différents points du pays pour réaliser des travaux publics divers, des « œuvres sociales » comme ils disent, en particulier pour lutter contre les effets de cette foutue nuit cosmique. Et il y a de quoi faire…
— Mais, vous, vous en pensez quoi de tout ça ?
— Rien, ou pas grand chose. Je reconnais que la situation était devenue impossible, mais tout de même…
En fait, tout le monde a perdu la tête ; même le curé a disjoncté !
— Le curé ?
— Oui, le curé Jean-Baptiste. Je le connais bien ; il passait souvent ici me commander de petits bricolages pour ses paroissiens. Une vraie ONG à lui tout seul, ce Jean-Baptiste. Maintenant, je ne sais pas trop ce qu’il est devenu. On dit qu’il vit avec une femme !
Enfin, moi j’essaye de maintenir le cap. Ce sont mes petits bouts de bois qui me sauvent ; eux ils n’ont pas perdu la tête. Mais, pour combien de temps ? Vous savez que tous les arbres sont morts et que les bois pourrissent ? On verra bien…
Ah, dites-moi, ce plan en relief de la ville, vous le voulez comment ? On pourrait commencer par les rues qui rayonnent autour de votre nouveau domicile peut-être ? Je vous le marquerais bien en relief au milieu. Cela vous va ? Repassez dans quelques jours, et vous serez surpris.
— Extraordinaire ! Je n’en attendais pas tant. Et merci d’avance.





8

Le soir même, il régnait une grande effervescence dans le hall principal de la Mairie.
Félix Galénos, qui était rentré sans difficulté à son nouveau domicile car il avait déjà mémorisé le parcours, était invité par Robert-Nicolas Bruyère.
La réunion plénière promettait d’être animée, et Monsieur le Maire y était préparé.

*
— Mesdames et messieurs, élus et concitoyens, la séance est ouverte.
Comme vous le savez, nous avons à l’ordre du jour un projet crucial. Nous prendrons aujourd’hui des décisions importantes –mais vous en êtes coutumiers- . Vous avez su jusqu’ici m’accorder votre confiance, et je sais que je peux compter sur vous. Même si je me répète un peu, je tiens à vous renouveler cela, dans la difficile tâche qui est la mienne de tracer pour tous nos concitoyens un chemin raisonnable dans cet obscur dédale où nous a plongés la déraison des éléments naturels.
Grâce à vous, nous avons déjà pu surmonter nombre d’adversités qui en auraient fait plier d’autres –et c’est d’ailleurs le cas, pas besoin de donner de détails, vous savez à qui je pense- ; mais notre courage et notre détermination seront sans faille. Je ne vous promets pas que nous vaincrons, je vous l’affirme !
Et maintenant, passons à l’ordre du jour, si vous le voulez bien.
Il s’agit de la démolition de la « Cité des 666 », la « Cité du Diable », comme disent les mauvaises langues –dont je fais partie, pour une fois ; et vous savez que je ne manque pas d’humour !-, puis de l’édification, sur l’emplacement ainsi libéré, du « Temple du Football » avec, en annexe, la création de « Radio Foot ».
La « Cité des 666 » est actuellement un exécrable résidu de l’ancienne ville ; malgré nos efforts d’assainissement, il y subsiste encore des relents communautaristes qui sont comme des foyers d’infection toujours prêts à renaître. Nous ferons ainsi d’une pierre deux coups : éliminer le « diable » et implanter les « dieux du stade ».
Ah, j’allais oublier ! Je vous présente Monsieur Félix Galénos, qui est mon invité. Monsieur Félis Galénos est aveugle, cela ne vous aura pas échappé, et il assume parfaitement. Il assistera à notre réunion en observateur libre, et je compte sur lui pour nous éclairer s’il le faut car, bien qu’aveugle, il y voit beaucoup plus clair que certains d’entre vous…
Vous avez la parole !
— Monsieur le Maire…
— Ayez donc, Monsieur, la courtoisie de vous présenter.
— Volontiers : Achille Pissenlit, secrétaire général du mouvement écologiste et membre de l’opposition, ou de ce qu’il en reste…
— Vous voulez dire du parti « écobuesque », ce fils illégitime que la Mère Ecologie a eu du Père Ubu ! –décidément, je suis de bonne humeur ce soir !-.
— Vous ne respectez vraiment rien, Monsieur le Maire !
— Suffit ! Poursuivez !
— Non, je ne poursuis pas ; je commence. Voyons, Monsieur le Maire, est-ce qu’il n’avait pas été dit que la « Cité des 666 » serait transformée en Centre d’accueil pour jeunes en difficultés ? Vous voulez maintenant la détruire ?
— En effet ; mes adjoints et moi avons pensé que c’était la meilleure solution. Trop de mauvais souvenirs et de mauvaises habitudes restent attachés à ce lieu. D’ailleurs, si nous ne récupérons pas un emplacement suffisant, où implanterons-nous le Temple du Football ?
— Vous y tenez tant que ça à votre « Temple du Football » ?
— Monsieur Pissenlit, ce n’est pas moi ; ce sont nos concitoyens, tous nos concitoyens. Vous en voulez une preuve ? Eh bien, je vous la donne : savez-vous quel est le musée de la ville qui reçoit le plus de visiteurs, et de loin ? Ne me répondez pas, je vais vous le dire moi-même: le Musée du Soleil-Football-Club. Et il est devenu trop exigu. Savez-vous qu’on vient le visiter de tout le pays ?
— Je ne le nie pas, même si je le déplore…
— Déplorez, déplorez !
— Mais, de là à faire un « Temple du Football »…
— Eh bien, vous êtes à côté de la plaque, mon cher Monsieur Pissenlit. Si au lieu de ramasser des champignons vous vous intéressiez de plus près à vos concitoyens, vous auriez vu que depuis quelque temps apparaissent des ex-voto sous les photos de quelques-uns de nos meilleurs joueurs. Cela veut bien dire quelque chose, non ? C’est cela, la démocratie : observer, savoir décoder et traduire en actes les moindres désirs de ses concitoyens, même les plus humbles et les plus intimes.
— Puisque vous le dites… Quant à ce qui est des champignons, je vous renvoie la balle : vous feriez bien de regarder un peu de ce côté-là aussi !
— Je vous demande de respecter l’ordre du jour, Monsieur Pissenlit. Examinons donc de plus prêt le projet. Si je vous comprends bien, vous voulez que nous conservions la « Cité des 666 » ? Vous savez que je suis homme de dialogue : eh bien, je vous l’accorde. Mais –je pense que vous en conviendrez-, il va falloir la relooker un peu, si vous me passez l’expression.
— Certes…
— Qu’en pensez-vous, Monsieur Toutou ? –Et, s’adressant à Félix Galénos- : — Monsieur Toutou est mon Premier Adjoint.
— Je suis tout à fait de votre avis, Monsieur le Maire. Il conviendra d’offrir aux jeunes que nous allons recueillir dans ce nouveau Centre d’accueil des conditions de confort et de sécurité qui n’existent pas aujourd’hui.
— C’est bien évident, et je vous remercie de l’exprimer aussi généreusement. Mais, comment les verriez-vous ?
— Bon, cela reste à voir dans le détail avec les architectes et les éducateurs, mais, en gros, je verrais une enceinte de protection et des chambres sécurisées, sans compter les salles de réunions et un petit terrain de foot.
— Mais c’est parfait cela, Monsieur Toutou. Je crois que nous pouvons passer au vote. Sont « contre » ?
— Huit, Monsieur le Maire.
— Sont pour ?
— Quarante-sept, Monsieur le Maire.
— Approuvé ! Nous passons donc au chapitre suivant : le Temple du Football. Eh bien, Monsieur Pissenlit, que nous proposez-vous ?
— Moi, rien ! Vous savez que ce projet de Temple ne m’inspire rien qui vaille. Je ne suis pas de cette religion-là.
— Evidemment, vous vous contentez de la vôtre !
— Monsieur le Maire, je ne vous permets pas !
— C’est vrai, excusez-moi, j’aurais dû dire « de votre secte » ! Mais vous savez bien que vous n’avez pas beaucoup de fidèles et que, si nous faisions un petit référendum vous ne feriez pas le poids face aux amateurs de foot. Un peu de réalisme, Monsieur Pissenlit ; soyez donc plus constructif. Ne m’aviez vous pas dit un jour que la Maison de la Culture vous paraissait vieillotte, un peu inadaptée ?
— Ah, ça, c’est sûr ! Pour une ville comme la nôtre, et avec notre nuit cosmique, nous aurions bien besoin d’un peu plus de lumière, je veux dire de la lumière de la Culture.
— Vous me surprenez, Monsieur Pissenlit : ne me dites pas que nous sommes d’accord ! La voilà, la solution : nous retapons un peu la Maison de la Culture pour y installer le Temple du Football, et nous mettons en projet une Maison de la Culture digne de Moenia. Et nous pouvons maintenant passer au vote.
Faut-il se demander quel fut le résultat du vote ?
Le Maire ficela la séance comme il savait le faire, et il la borda au final par un discours bien senti sur la coopérativité, la solidarité, la générosité des élus, leur sens du bien être collectif et social ; dans son envol il parla même de leur « tripe civique ».

*
Dans la voiture, au retour, Robert-Nicolas Bruyère, qui était manifestement fier de lui, voulut avoir le sentiment de Félix Galénos qui était resté coi jusque là.
— Alors, Monsieur Félix, votre opinion ?
— Vous êtes un virtuose, Monsieur Bruyère, un virtuose !
— Vous en auriez douté ?
— Un virtuose de la manipulation.
— Pas si vite, Monsieur Galénos, pas si vite ! Vous ne savez pas que gouverner c’est mentir ? Vous êtes un naïf, vous. D’ailleurs les peuples admirent plus la virtuosité des menteurs que l’honnêteté des naïfs, croyez-en mon expérience.
Voulez-vous que je vous dise ? Eh bien, la Cité des 666, je n’avais pas du tout envie de la détruire ; je voulais la transformer en prison. Nous en manquons cruellement en ce moment. Vous avez vu la manœuvre ? Quant à la Maison de la Culture, ce repaire de dégénérés psychédéliques, oui, je voulais la détruire, et ce sera fait en douceur. Pour ce qui est de la nouvelle Maison de la Culture, vous le savez bien, et ce n’est pas moi qui ai inventé la formule : « Les promesses n’engagent que ceux qui y croient » !
— Mais, ce « Temple du Football » ?
— Cela c’est du sérieux. Le football est la nouvelle religion des masses, et c’est par là que nous les aurons. Relisez donc un peu l’Histoire, et voyez ce qu’avait réalisé l’Empereur Constantin, vous savez, celui qui avait fait du Catholicisme une religion d’Etat. Nous avons décidément tout à apprendre de ces Romains… Et nous en reparlerons.







9

A la veillée, Robert-Nicolas Bruyère était encore en verve.
Félix Galénos en profita pour lui demander de développer sa vision du football, qu’il n’avait pas bien comprise.
— Monsieur Félix, il y a quelque chose qui ne va pas du tout dans le football, globalement, et au Céfran en particulier.
— Vous voulez peut-être parler du vieillissement des équipes ou du coaching inadapté?
— Allons, Monsieur Félix, un petit effort, tout de même !
— De l’avachissement de joueurs vedettes trop bien payés, alors ?
— Ah, je crains que vous ne me déceviez! Tout ça c’est de l’écume de pochards, des clabaudages de bistrot ! Ce sont les os miteux que l’on donne à ronger aux gogos, dans les media et sur les stades. Bon…, attendez…, ça n’a pas que du mauvais, ça, car ils l’aiment et ils s’en nourrissent, et même c’est excellent pour nous : ça les occupe et, pendant ce temps là, ils ne pensent pas à autre chose, les imbéciles. En plus, c’est eux qui payent ! Si c’est ce que vous voulez me dire, entièrement d’accord.
Mais moi, Monsieur Félix, je veux vous parler de choses beaucoup plus sérieuses.
Certes, on observe parfois des dispositions qui vont dans le bon sens. Par exemple, vous parliez de vedettes trop bien payées, voilà un point fort, l’argent, mais c’est précisément le contraire, Monsieur : il faut les payer beaucoup plus !  Un autre détail intéressant : dans les media on a depuis quelque temps embauché des nanas –excusez-moi pour ce terme, mais ici je n’en vois pas d’autre- pour parler de football : c’est bon, ça, pour la manipulation ! Pensez que les femmes, la moitié de la population, y avaient encore échappé… Mais globalement, tout cela n’est que bricolage artisanal !
— Il me semble que, pour ce qui est des femmes, mon mari a raison –aventura Rosalinde Bruyère.
— Vous entendez, Monsieur Félix ?
Ce que je veux vous dire, c’est que le football mondial souffre de deux tares majeures : le chauvinisme-nationalisme et un malentendu identitaire fondamental.
Vous avez vu comment ils se tapent dessus, ces crétins de supporters, comment ils sifflent les hymnes nationaux ? Et de quoi se plaint-on ? Que viennent faire les drapeaux et les hymnes nationaux dans ce genre de manifestations ? Si vous aviez vu le spectacle , aux premiers temps de notre nuit ! Ah, ils avaient bonne mine tous nos éducateurs socio-quelque chose et nos politiciens éthérés qui les encourageaient. Ils organisaient des « rencontres de foot inter-communautaires » pour « canaliser les pulsions » disaient-ils, pour « dynamiser la complémentarité des différences »… Mon œil ! –Oh, pardon, pour ne pas dire un autre mot, voici que je commets encore un impair…- Une véritable guérilla urbaine, Monsieur Félix. Des blessés qu’il fallait charroyer par camions entiers vers les hôpitaux, sans parler des dizaines de bennes d’ordures à ramasser le lendemain.
Non, non, fort heureusement, tout cela c’est fini, depuis que nous y avons mis bon ordre. Aucune de nos équipes ne fait plus maintenant référence à la moindre appartenance identitaire que ce soit de quartier, d’ethnie, d’école, de ville ou de pays. Comme pour tout ce qui est show-biz, chacune porte maintenant un nom de scène. Parce que, voyez-vous, le football, c’est du show-biz.
— Pour ce qui est de la violence et du show-biz, je suis tout prêt à vous entendre, Monsieur Bruyère. Mais je vous trouve bien véhément sur ce sujet. Tout à l’heure vous critiquiez, à juste titre, d ‘ailleurs, les chamailleries de bistrot, et vous n’en êtes pas loin, mis à part le vocabulaire.
— Je vous l’accorde volontiers. Mais, avouez qu’il y a de quoi !
— Un autre point me trouble : vous parlez de show-biz et d’argent ; bon. Mais quel rapport faites-vous entre cela et votre projet de « Temple du Football » ?
— Quel rapport ? Mais c’est exactement la même chose, mon cher ; exactement la même chose !
— Ah, là, je demande à être convaincu !
— Oh, ce sera bien simple. Tenez, partons de la sémantique, du vocabulaire, si vous voulez. N’avez-vous pas remarqué que dans les deux cas la langue populaire, qui est beaucoup plus sage et perspicace que l’on ne croit, emploie les mêmes métaphores : les « divas » ou les « idoles » par-ci et les « dieux du stade » par là ? Tout cela, c’est le champ du sacré, Monsieur Félix. Et voilà où je veux en venir.
Le voilà le malentendu identitaire, et il est double : le football, tel qu’il se vit aujourd’hui, n’est en réalité que du show-biz qui ne veut pas dire son nom, et le show-biz c’est du sacré qui s’ignore. Et il est même triple, le malentendu, car l’orientation identitaire, nationaliste ou communautariste, du football actuel ne fait qu’introduire de faux dieux, des dieux de la violence, là où il y a une vraie demande de sens et d’absolu.
— Wouha ! Vous m’impressionnez ! Vous ne pourriez pas être plus clair ?
— Plus clair… Plus clair… Observez un peu, nous sommes actuellement en pleine décadence, et je peux vous dire que notre nuit cosmique a considérablement précipité les choses dans ce domaine. Tous les schémas anciens, bons ou mauvais, justes ou faux, honnêtes ou malhonnêtes, se sont effondrés. Les gens sont en recherche de quelque chose qui les dépasserait, vers quoi ils pourraient tendre leurs espoirs et leurs prières ; et on leur offre le football ! Mais un football fourvoyé, mal centré, qui ne se comprend pas ou ne s’assume pas lui-même.
Moi, je veux recentrer le football sur ce qu’il est vraiment : un rite sacrificiel, comme tous les jeux anciens ou premiers.
— Vous voulez parler des jeux du cirque romains, par exemple ?
— Bien entendu ! Et du jeu de pelote des Aztèques aussi. C’était toujours la même logique : c’étaient les dieux qui désignaient ou soutenaient le vainqueur ; et le vainqueur devenait un dieu lui-même, une « idole », au sens propre. Ou un roi ! C’est-à-dire un être supérieur, intouchable, inaccessible, un « élu » -des dieux, pas du peuple, comme moi, bien sûr !-. Un intermédiaire entre la divinité et les hommes, un intercesseur. Et vous avez bien entendu ce que j’ai dit à la réunion : on voit désormais apparaître des ex-voto au Musée du Soleil-Football-Club.
— Et l’argent, dans tout cela ?
— Décidément, vous n’avez pas compris… Il faut que ces « idoles » soient véritablement des êtres quasi surnaturels, et c’est pour cela qu’il faut qu’ils soient couverts d’or. Au propre et au figuré !
Et il faut le systématiser, tout cela.
— Mais, comment ?
— Eh bien, en bâtissant un Temple, en normalisant une véritable religion. Nous avons déjà les fidèles, et ils n’attendent que ça. Voyons, citez-moi, dans le monde entier, une seule religion qui aurait autant d’adeptes que le foot. Allez, réfléchissez . Je vous mets au défi !
Il suffit d’y mettre un peu plus de sens politique –politique au sens fort, bien sûr-, et stratégique.
— Dans quel but ?
— Parbleu, dans le but de lutter contre la décadence car, voyez-vous, les sociétés décadentes ont toujours fini aux mains, ou plutôt aux couteaux des barbares. Et les barbares, nous les avons à nos portes… Oui, oui ; vous « voyez » très exactement à qui je fais référence !
Je vous parlais tantôt de l’Empereur Constantin : en voilà un qui a su faire ! Ah, ce n’était pas un saint, celui-là, tellement peu que l’Eglise Romaine qu’il a fondée ne l’a même pas reconnu comme tel ! Eh bien, pour résoudre le chaos de ses états partant à la dérive, il a récupéré le Christianisme qui était en train de s’implanter partout, et il en a fait une Religion d’Etat, le meilleur ciment qui se pouvait concevoir.
— Je sais, mais en même temps, il l’a dévoyé ; il en a fait un système totalitaire.
— Ah, certes, vous avez raison. Mais, politiquement, a-t-il eu vraiment tort ?
— Bigre, tout ce que vous me dites me dépasse un peu. Il va me falloir du temps pour y réfléchir. Et il est bien tard ce soir.
Je me demande cependant déjà si le remède n’est pas pire que le mal…

*
La porte du salon s’ouvrit ; Laetitia entra en coup de vent.
— Ah, ça, alors ! C’est à des heures pareilles que tu rentres, toi, maintenant –s’exclama Robert-Nicolas Bruyère-.
— Oui, et ce n’est pas sans raison grave : le père Jean Baptiste a disparu ; cela fait une dizaine de jours que personne ne l’a revu.
— Le curé ?
— Oui, le curé.

*
Un long et lourd silence s’abattit sur la petite réunion. Celui de Rosalinde fut encore plus lourd que les autres, et seul s’en aperçut Félix Galénos, car lui, il avait appris à écouter le silence.



10

Félix Galénos aimait se lever tôt, avant même la dosmesticité.
Il se dirigeait vers la cuisine où il avait repéré tout le nécessaire, et il se composait un petit déjeuner qu’il dégustait souvent en écoutant les radios du matin.
— Déjà levé, Monsieur Félix ? –
Il reconnut avec difficulté la voix de Rosalinde Bruyère tant elle était fatiguée, déprimée, cassée.
— Oui, Madame Bruyère ; vous savez que je suis du matin ; j’ai conservé cela du temps où je pouvais voir se lever le Soleil.
— Moi aussi –répondit-elle ; et la phrase chuta dans un sanglot-. Monsieur Félix, je n’en peux plus, j’ai passé une atroce nuit blanche ; il faut que je vous parle. Si j’ose cette requête, c’est que depuis notre récente expérience, je pense pouvoir compter sur un ami ; un vrai. Souvenez-vous : je vous ai dit que j’avais perdu mon « soleil » à moi, mais j’avais encore ce jour-là quelque secret -et sans doute bien improbable- espoir de son retour, comme pour l’autre, mais espoir tout de même. Or, depuis hier soir j’ai peur, une terrible peur, que ma nuit ne soit désormais définitive.
— J’entends bien votre peine, Madame Bruyère, mais je ne la comprends pas. Exprimez-vous ; je crois pouvoir vous assurer que votre confiance en moi n’est pas vaine.
— Le père Jean-Baptiste a été le seul amour de ma vie –lança-t-elle d’un seul trait poignant ; et elle s’effondra en pleurs.

*

Félix Galénos lui laissa le temps de se reprendre, puis il l’écouta.
— Le père Jean Baptiste –Jean-Baptiste tout court, pour moi- a été mon fidèle compagnon pendant des années, les années les plus heureuses de ma vie.
Lorsqu’il est arrivé ici, la ville se nommait encore Saint Florentin Primavère, c’était un jeune abbé, frais émoulu du séminaire et strictement formaté à la mode du temps. Et nous avions le même âge.
Le début de son ministère a été parfaitement conforme aux normes de l’Eglise qu’il représentait, certes, post-conciliaire, mais pas un fil ne dépassait. Cela se reflétait dans ses sermons, et il plaisait à mon mari.
Mon mari… Observateur comme vous l’êtes, vous avez bien dû remarquer que mon mari est issu de ce que l’on nomme une « grande famille », -ce qui ne veut pas dire une famille « nombreuse », mais une famille riche !-. Et j’en étais aussi. Dans ces familles-là, on faisait encore des mariages de convenance, c’est-à-dire des additions de capitaux: on associait des fortunes , et la femme faisait partie du lot. J’ai fait partie de ce lot. Je l’ai accepté.
D’une certaine manière, j’admirais beaucoup mon mari –aujourd’hui, lui aussi il a perdu la boule, et le vrai petit génie est devenu un exécrable mégalomane- mais je ne l’ai jamais aimé.
Petit à petit, je suis devenue la confidente de Jean-Baptiste. Au fur et à mesure qu’il découvrait le monde et se découvrait lui-même, qu’il lisait des ouvrages auparavant voilés, il s’apercevait qu’il avait été floué.
— Par qui ?
— Par la vie un peu, et surtout par l’Eglise.
— Par l’Eglise ?
— Oui. Et, pour me faire comprendre, il me donnait quelques exemples qui passent souvent inaperçus mais qui, pour lui, étaient particulièrement révélateurs.
— Vous vous en souvenez ?
— Oh, oui, parfaitement. Tenez, par exemple il refusait qu’on le nomme « Père », parce que dans les Evangiles, qu’il connaissait bien, le Christ dit « Vous ne direz père à personne, car vous n’avez qu’un père, et c’est celui qui est dans les cieux » -je cite de mémoire ; nous pourrons vérifier-.
Il avait aussi remarqué que dans la prière du « Notre Père », en français on dit : « ne nous soumettez pas à la tentation », alors qu’en espagnol on récite « no nos dejes caer en la tentación » -« ne nous laisse pas tomber dans la tentation »-. Il disait qu’il y avait là plus qu’un problème de traduction, une véritable révolution copernicienne, et il avait adopté la version espagnole, parce que, disait-il, il refusait l’idée d’un Dieu qui soumet ses enfants à la tentation ; il disait que cela, c’est le propre du Diable, auquel il ne croyait pas beaucoup, d’ailleurs.
Il avait d’autres griefs de ce genre, par exemple à propos de la « résurrection de la chair » du « Credo », qu’il n’arrivait pas à concilier avec la parabole de la femme qui avait épousé successivement sept frères décédés les uns après les autres, et de leur résurrection. Attendez –et elle prit les Evangiles qu’elle avait sous la main-, je vais voir si je la retrouve.
Elle ouvrit la Bible un peu au hasard.
Oh, je n’en reviens pas ! Je tombe exactement sur la bonne page ; il me semble que je sens sa main qui me guide… Ecoutez ce que répond le Christ, c’est dans Matthieu 22.30 : « Car, à la résurrection, les hommes ne prendront point de femmes, ni les femmes de maris, mais ils seront comme les anges de Dieu dans le ciel. » Et il disait, qu’à sa connaissance, les anges ne sont pas des êtres de chair.
Bref, il ne cessait de chercher, d’essayer de comprendre, et c’est peut-être ce qui l’a perdu.
— De quelle origine était-il ce garçon ?
— Il était fils de petits paysans et, comme il était intelligent, ses parents voulaient « le faire étudier pour le sortir de là ». Mais, vous savez, à l’époque, il y avait trop peu de bourses d’études et, comme beaucoup d’autres, il est allé au séminaire : sa marraine lui payait ses études, à condition qu’il devienne prêtre. Et il n’a pas voulu trahir ensuite.
— Il avait la foi ?
— « Gros comme un grain de sénevé » aurait dit de lui le Christ : c’est à dire qu’il aurait été capable de déplacer des montagnes ! Et il a souvent fait des prodiges.
— Alors, si je comprends bien, de confident, il est devenu…
— Oui, il est devenu mon compagnon. Je refuse de dire « mon amant », ça fait « télé-réalité », littérature à la mode, abject et impudique. Nous avons découvert ensemble le bonheur simple du cœur et de la chair. Nous nous sommes aimés, au plus beau sens du terme.
Curieusement, providentiellement peut-être, nous étions dans des situations symétriques : les circonstances de ma vie m’avaient conduite à épouser un rang, et les circonstances de la sienne à épouser l’Eglise ; ni l’un ni l’autre nous ne l’avions vraiment choisi.
— Et votre mari dans tout cela?
— Vis-à-vis de mon mari, j’ai respecté le contrat financier ; j’ai même accompli le « devoir conjugal ».
— Il n’en a donc jamais rien su ? Et les voisins, les amis, la population ?
— Pour ce qui est de mon mari, je ne peux pas vous répondre ; de toutes manières, il avait l’esprit ailleurs. Le cœur et le corps, je ne crois pas ; du reste, où les a-t-il ? Il faut croire que le pouvoir et l’argent lui procurent des orgasmes bien meilleurs que les miens…
Quant au voisinage, oserais-je une considération que certains jugeront blasphématoire ? Il me semble que Dieu a veillé sur notre bonheur, qu’il nous a protégés.
— Pardonnez-moi, Madame Galénos, mais le passé auquel vous vous référez est antérieur à la nouvelle d’hier au soir. Vous m’aviez déjà dit, avant cela, que vous aviez perdu votre « soleil ». Serait-il indiscret de vous demander comment ?
— Non, et cela d’autant moins que j’ai choisi moi-même de vous faire mes confidences. Non.
Je vous ai dit que Jean Baptiste lisait beaucoup, et sur tous les sujets. Il fréquentait beaucoup la librairie et… la libraire ! Dans les derniers temps, certes en avançant à pas de velours, il me laissait comprendre que la sexualité ne se résumait peut-être pas à nos sages pratiques amoureuses, qu’éventuellement…, que pourquoi pas…, que d’autres sensations, d’autres « révélations »…
Puis est venue cette effroyable nuit, nuit satanique à laquelle il n’a pas échappé, lui non plus. Il a cédé à ce Satan auquel il ne croyait pas, et il est parti…
— Avec la libraire ?
— Eh oui, bien sûr. Mais cela, je ne veux pas le savoir ; je ne peux pas. !. Je préfère garder dans mon cœur Jean Baptiste le pur, l’inaltéré, l’apôtre et le compagnon de ma vie. Le père de ma deuxième fil… .
Elle ne put pas terminer.










11

— Ah, ça vous a réveillé vous aussi? –s’enquit Robert-Nicolas Bruyère.
— Il m’en aurait fallu moins que ça. Mais que se passe-t-il ?
— Il se passe que, cette nuit, nous avons encore eu la pluie noire et que tout le dispositif a dû être activé.
— La pluie noire ? Vous pourriez m’expliquer ?
— Parbleu ! Où ai-je donc la tête ? Nous, nous sommes habitués, mais vous, vous n’avez pas encore assisté au « spectacle »… Eh bien, la pluie noire, c’est un autre de ces cadeaux infects que le ciel nous fait périodiquement. C’est une pluie, vous vous en seriez douté, mais une pluie chargée d’un magma noir, gluant, une sorte de verglas bitumineux qui rend toute circulation impossible. Et nous devons à chaque fois mettre en route les dégraisseuses. Ce sont elles qui vous ont réveillé.
Ah, j’y pense : vous ne deviez pas rendre visite au père Bout de Bois, aujourd’hui ?
— Si, justement.
— Eh bien, il va vous falloir mettre le masque à gaz. C’est obligatoire les jours de pluie noire. Et ne voyez pas dans cette obligation le moindre effet coercitif : je vous mets au défi de mettre le nez dehors sans votre masque !
Et, tant que nous y sommes, je vais vous charger d’une mission : ne pourriez-vous pas, au cours de vos futures promenades, vous informer un peu sur ce qu’est devenu notre petit curé ? Ah, celui-là ! Un garçon bien brave, qui avait assez bien passé les tests d’intégration à la ville ; mais un peu imprévisible, tout de même…

*
Dans la rue, le vacarme était encore plus assourdissant : ronflements des moteurs d’engins, bruit de tempête des pompes à haute pression : un véritable ouragan.
Félix Galénos dut se débrouiller seul pour trouver son chemin, car, ne les entendant pas s’approcher dans ce bruit, il ne put adresser la parole à aucun des rares passants qu’il croisa, isolés comme lui par les masques.

*
Lorsqu’il eut refermé la porte, il constata au crissement scandé de la scie que le père Bout de Bois à était son établi.
— Je vous attendais, Monsieur Félix ; c’est prêt ; j’ai travaillé pour vous. Dommage que vous ne puissiez pas le voir, mais avec les mains que vous avez, vous allez tout de suite vous rendre compte ; vous m’en direz des nouvelles !
Effectivement, le père Bout de Bois avait bien travaillé ; il avait même fignolé les détails. Le plan comportait en creux le tracé des rues, et, comble du raffinement, certains édifices et ouvrages d’art représentatifs avaient été posés en relief.
Félix Galénos le remercia effusivement et lui glissa discrètement dans la main un petit billet de banque.
— Vous avez vu le temps qu’il fait –demanda-t-il au père Bout de Bois.
— Eh oui, c’est comme ça maintenant !
— Vous arrivez à vous y faire, vous ?
— Pas trop mal ; et de toutes manières, on n’y peut rien.
— Mais, comment faites-vous ?
— Eh bien, j’ai quelques trucs pour ça ; le mieux, c’est un petit brin de feu dans la cheminée. D’ailleurs, approchez, là, et asseyez-vous, ici. Tendez vos mains, comme ça.
Félix Galénos orienta la paume de ses mains vers le rayonnement du feu. Il y retrouva des sensations perdues depuis qu’il vivait dans la froidure de Moenia: un courant bienfaisant lui rasséréna l’âme.
— Vous voyez, Monsieur Félix, le feu dans la cheminée, c’est un petit Soleil, et le bois de feu, c’est comme de la confiture de Soleil.
— Vous êtes donc aussi poète ?
— Oh, que non ; je dis ça, comme ça, sans plus, vous savez. Mais c’est quand même vrai : le bois se souvient du Soleil qui l’a alimenté de sa lumière et, dans le feu, il nous la restitue.
— Je persiste, père Bout de Bois, je persiste. C’est donc ça votre secret pour garder votre équilibre dans ce monde d’hallucinés ?
— Oui, peut-être, puisque vous le dites ; mais moi je ne m’en rends pas compte.
— Excusez-moi d’être aussi direct, mais, avez-vous une croyance, une religion ou quelque chose de ce genre ?
— Une religion, certainement pas ; je ne connais pas beaucoup l’Histoire, moi, mais il n’y a qu’à voir ce que ça donne aujourd’hui : que des ONG, des sectes ou des terroristes ! Mais une croyance, oui j’en ai une croyance. Moi aussi j’ai ma Théo Sophie comme ils disent, les savants.
— Vous voulez dire « théologie », non ?
— Oui, si vous voulez.
— Et c’est quoi votre « Théo Sophie » ?
— Eh bien, d’abord que Dieu, je crois qu’il existe ; ça on ne me l’enlèvera pas. Et je me dis : si Dieu est Dieu, il doit être plus grand que tout, autrement dit que tout est dedans, vous, moi, les animaux et les plantes. Et je me dis : « une fleur, elle est autant Dieu que toi ». Et le diable, moi je n’y crois pas ! Le diable ce sont les hommes, parce que si le diable existait et si Dieu contient tout, ça voudrait que le diable il est au-dedans de Dieu ; et ça, ça ne se peut pas !
— Qu’est-ce que cela veut dire pour vous « le diable ce sont les hommes ».
— Eh bien ça veut dire que les hommes sont pires que le diable. Et puis, vous savez, ceux qui disent que le bon Dieu a créé l’homme en un jour : eh bien, je ne les crois pas. Je préfère ceux qui disent qu’avant, il y a des millions d’années, on était encore des grenouilles et après, des singes, et qu’on a évolué. Et si on a évolué, on évoluera encore ! Un jour j’ai entendu à la radio une bonne blague. Il y en avait un qui demandait à l’autre : « Tu sais quel est le maillon manquant entre le singe et l’homme ? » Et l’autre répondait : « Non, je ne sais pas. » Alors, le premier a dit : « Eh bé, couillon ! C’est nous ! ». Alors, vous voyez, on est nés à la mauvaise époque ! A moins que nous ne redevenions des grenouilles… Avec le temps qu’il fait…
— Père Bout de Bois, vous m’impressionnez !
— Vous êtes bien le seul. Non, je me trompe. Le curé Jean-Baptiste était un peu de mon avis. Il disait que je n’avais peut-être pas tort.
— Le curé Jean-Baptiste ?
— Oui, je vous ai dit qu’il venait souvent ici me demander de petits services. Et on parlait. C’était un homme simple et intelligent. Il réfléchissait beaucoup, lui.
— Et pourquoi employez-vous le passé pour parler de lui ?
— Parce que ça, c’est du passé. C’était du temps où il venait à la veillée, les jours de pluie noire, comme aujourd’hui. Lui aussi, il aimait chauffer ses mains au feu. Tenez, il y avait aussi la plus jeune des filles Bruyère, à ces veillées, vous savez, Laetitia.
Il venait aussi pas mal d’autres jeunes mais elle, on aurait dit que c’était sa préférée. Mais, attention, pas de malentendu… si vous voyez ce que je veux dire. Il se comportait avec elle, et pardonnez-moi si ça vous paraît bizarre, comme un véritable père, mais pas un père-curé, non, comme un papa. Enfin, ne faites pas attention, vous savez, ça ne veut rien dire ! Il était tellement généreux avec tout le monde !
— Et de quoi parlaient-ils pendant ces veillées ?
— Oh, vous savez, les jeunes voulaient refaire le monde, et lui il leur disait qu’il n’y a qu’un outil pour refaire le monde : l’amour. Et il avait drôlement raison.
— Et depuis ?
— Depuis quelque temps, je ne l’ai plus revu ; je crois que la nuit, ça l’a déboussolé, lui aussi…
— D’après vous, qu’est ce qu’il est devenu?
— Comme je vous l’ai dit, l’autre jour, je crois qu’il vit avec une femme, mais je ne sais pas qui. Peut-être la libraire ? Il en parlait beaucoup, les derniers temps.
— Vous devriez dire « il vivait ».
— Pourquoi ? Il est mort ?
— Non, ou plutôt on n’en sait rien. Il paraît qu’il a disparu.
— Ah, ça, alors !

*
Félix Galénos rentra pensif : Laetitia, le père Bout de Bois, ces jeunes, le curé Jean-Baptiste. Drôles de coïncidences, tout de même… Et cette mystérieuse libraire ?




12

— Alors, ce plan en relief, Monsieur Félix ?
— Remarquable ; il est extraordinaire ce père Bout de Bois, et pas seulement de ses mains !
— Que voulez-vous dire par là ?
— Que c’est une sorte de poète philosophe, Monsieur Robert-Nicolas Bruyère.
— Bah, un original ; mais il est inoffensif, vous savez.
Alors, qu’allez-vous faire, maintenant que vous êtes équipé ?
— Je vais pouvoir aller explorer la ville, et cette fois sans vous importuner pour me conduire.
— Très bien, cependant, il vous faudra faire établir le laisser-passer ; mais, pas de souci, je m’en chargerai auprès des services compétents.
— Le laisser-passer ?
— Ah, oui ; vous ne savez pas… C’est que, depuis que nous avons mis de l’ordre en ville, tout le monde doit être porteur de son laisser-passer, et le présenter aux bornes électroniques placées aux différents carrefours, sinon les caméras vous flashent et l’amende est automatique ; c’est imparable, et même moi je n’y peux plus rien ensuite.
Et cela, c’est valable pour le centre ville. Pour les zones périphériques, c’est encore autre chose.
— Les autres zones ?
— Bien sûr. Est-ce que vous croyez que l’on a pu assainir la situation sans un minimum de rigueur ?
— Monsieur Robert-Nicolas Bruyère, il va falloir que vous m’expliquiez tout cela clairement car j’avoue que je n’y vois pas très clair –et je ne fais pas référence à mes yeux !-.
— Volontiers, et il me faut pour cela remonter quelques années en arrière. Imaginez qu’avant que le ciel ne nous tombe sur la tête, nous avions ici, comme chez vous sans doute, des « fractures sociales », des « communautés », des « quartiers sensibles », des « zones de non-droit » mais chacun s’y était fait, et cela ne servait en fait qu’à alimenter les balivernes de nos hommes politiques. Au fond, c’était un bon alibi pour faire des promesses électorales : si tout avait été parfait, qu’auraient-ils pu promettre ? Il y avait une espèce de jeu du menteur où chacun était complice: personne n’y croyait plus, ni les politiques à leurs sornettes, ni les citoyens aux multiples promesses.
Mais lorsque le ciel s’est obscurci, les choses ont commencé à sentir mauvais, et cela sur tous les plans : les petites rixes de quartier, les tentatives de récupération des jeunes par les sectes et religions de tout acabit, les petits trafics de stups ont tourné au vinaigre. Nous en sommes rapidement arrivés à la violence et au chaos généralisés. Le pays était à feu et à sang.
Alors, nous avons pris des décisions ; d’abord, comme vous le savez, je crois, passer tout le monde au crible, et délimiter d’abord deux grandes zones : la ville et l’extérieur. Et nous avons construit en peu de mois une muraille infranchissable.
— Comme au Moyen Age ?
— Oui, si vous voulez, mais avec les moyens les plus sophistiqués de la technologie moderne.
— Et l’Etat, dans tout cela ?
— L’Etat ? Ne m’en parlez pas… Il était, et il reste complètement dépassé, empêtré qu’il est dans des querelles idéologiques, dans des antagonismes de personnes, bref, dans une pitoyable incurie. Il a le nez dans le guidon ; il va droit dans le mur. Et maintenant, le mur, il l’a !
— Mais, alors, au-delà des murailles, quel est le statut des gens ?
— Aucun ! Nous avons en quelque sorte entériné, délimité et extériorisé ces territoires de non-droit généralisés. Que voulez-vous, comme les frontières nationales n’existent plus, nous en avons reconstitué une au niveau local : au-delà des murailles, c’est la jungle, la vraie, je vous prie de le croire.
Et ne pensez pas vous y aventurer ; c’est rigoureusement interdit. Il faut pour cela un passeport établi conjointement par la Ville et par l’Etat. N’y songez surtout pas. D’ailleurs, qu’en retireriez-vous, sinon le risque d’y laisser la peau ?
— C’est déjà un peu plus clair pour moi ; mais c’est effrayant, tout de même !
— Vous êtes incorrigible ! Quant est-ce que vous mettrez les pieds sur terre, Monsieur Félix ? Quand on est responsable, il faut assumer, que diable !
— Bon, admettons… Ensuite, si je comprends bien, vous avez délimité différentes « zones » dans la ville elle-même ?
— Effectivement ; et pour que vous voyez que nous ne sommes pas des monstres, nous avons organisé une intégration rationnellement programmée. Vous vous souvenez de ce que je vous ai expliqué lors de la visite de mon Entreprise ? Eh bien, ici, c’est un peu la même chose, cela fonctionne en trois étapes : zone d’accueil, zone de transit et zone centre ville.
— Là, je vois. Mais, comment « alimentez »-vous la « zone d’accueil ?
— Tout simplement à partir de demandes d’intégration venues de l’extérieur. Nous n’y sommes pas opposés, loin de là ; d’ailleurs, il faut être réaliste : nous avons besoin de cet apport nouveau de population et de main d’œuvre, mais nous l’organisons. Les tests sont rigoureux, et la période de « décontamination » plus ou moins longue, selon les sujets.
— Et là, dans cette zone, je pourrai m’y rendre ?
— Absolument, dès que vous aurez les laisser-passer qui conviennent. Mais vous ne pourrez pas y accéder directement ; il vous faudra d’abord franchir le « check-point » de la zone de transit.
— Si vous me le permettez, encore une question : n’y a-t-il pas de « fuites », de transfuges, entre ces différentes frontières ?
— Mais si, bien sûr qu’il y en a ! Nous ne sommes pas dupes. Mais, voyez comme nous sommes magnanimes : les fuyards qui nous arrivent, nous les passons aux tests et, selon les résultats, nous les refoulons ou bien nous les gardons. Un étranger fortuné, un « cerveau », un manuel compétent et motivé, nous l’intégrons, à son « niveau », bien sûr, c’est-à-dire à condition qu’il ne soit pas porteur de quelque idéologie pernicieuse. Croyez-vous que nous serions assez bêtes pour nous en priver ?
— Y a-t-il parfois des « retours en arrière », forcés évidemment, car j’imagine que c’est toujours le cas ?
— Tout à fait ! Et c’est logique : « rien n’est jamais acquis à l’homme, ni sa force, ni sa faiblesse… » ; vous connaissez la chanson, non ?
— Vous auriez en tête quelque exemple à me citer ?
— Ah, oui, plusieurs, même. Et pas spécialement des cas « politiques » ou « religieux » ou « sectaires », ni même « syndicalistes », comme vous pourriez vous imaginer. Tenez, c’est souvent ce qui arrive à ces méprisables surendettés que les banques exploitent, pourtant, ou à des chômeurs professionnels. Ici, je veux dire au centre ville, on ne tolère plus ces individus qui donnent le mauvais exemple à la jeunesse et aux autres. Ou bien, ce sont de pseudo-étudiants qui finiraient par devenir grands-pères sur les bancs de l’université, si on n’y prenait garde.  Ce sont encore les fumeurs de tabac, de joints ou de tout autre chose, enfin, ceux que l’on prend dans la rue : vous savez que la consommation de ces substances est strictement réglementée. C’est que nous avons aussi une morale !
Tiens, à propos de morale, cela me fait penser que nous avons refoulé récemment vers la zone de transit une libraire qui avait trouvé un drôle de filon…
— Une libraire ?
— Oui ; cela vous paraît bizarre ? Eh bien, sous le couvert de sa respectable enseigne, elle avait aménagé un salon de massage « érotico-mystique ». Vous vous rendez compte ? Elle avait trouvé le moyen de combiner la lecture de textes mystiques avec des massages de style thaïlandais, mais pas n’importe lesquels, non, des « hard », Monsieur Félix, des « hard » !
— Vous me soufflez, Monsieur Robert-Nicolas Bruyère –s’exclama Félix Galénos, non pas tant pour l’originalité ni même pour la lubricité de l’entreprise, que pour l’étincelle que cela avait fait jaillir dans sa tête. Et aussi pour dire quelque chose-.
« Une libraire » -répéta-t-il mentalement-, « une libraire »… « Et si je tenais là une bonne piste ? »
— Il me semble que vous marmonnez quelque chose, Monsieur Félix.
— Oui, effectivement ; je n’en reviens pas ! C’est encore un effet de votre nuit, cela !
— De notre nuit … et des siennes … , si vous me permettez ce trait d’esprit !







13

Laetitia Bruyère n’avait pas cours, ce jour-là. Lorsque Félix entra au salon il reconnut une musique « jeune » et se douta que l’une des filles était à la maison.
— Bonjour, Monsieur Félix ; comment allez-vous ?
— Bien, très bien. Je m’habitue merveilleusement ici, vous savez. -Il avait reconnu la voix tout de suite, et il se réjouit de pouvoir s’entretenir un moment avec elle.-
Physiquement, Laetitia n’avait pas le look porte-manteau des top-models à la mode ; elle était bien plantée, bien équilibrée ; elle était belle, ce que ne pouvait pas percevoir Félix Galénos. Mais elle avait surtout une beauté intérieure, faite de force et de sérénité, d’intelligence, de vivacité, de gaieté ; bref, elle était en parfait accord avec son prénom, et cela, Félix Galénos le voyait parfaitement.
— Alors, on « fait relâche » aujourd’hui, Mademoiselle Laetitia ?
— Oui ; et ça permet de décompresser un peu, vous savez ! Alors, il paraît que vous êtes équipé pour partir à la découverte de Moenia ?
— Cette fois, oui ; le père Bout de Bois m’a fabriqué un plan de la ville en relief qui est une pure merveille. Je l’ai parcouru du doigt et j’en ai déjà mémorisé une grande partie. Il ne me manque plus que le laisser-passer. Mais votre père m’a promis qu’il m’en procurerait un rapidement.
Savez vous que le père Bout de Bois m’a parlé de vous ?
— De moi ?
— Oui ; il m’a dit que vous vous réunissiez chez lui avec quelques amis et que vous « refaisiez le monde ». Il m’a dit aussi que depuis cette fatale nuit cosmique , c’était autour du feu qu’avaient lieu vos veillées.
— C’est vrai. Cela me rappelle le bon temps des premières grandes discussions de l’adolescence ; temps difficile, aussi…. C’était le temps du Soleil et des grandes intuitions… Et c’est vrai qu’on « refaisait le monde » !
— Pourquoi dites-vous « temps difficile aussi » ?
— Parce que le temps de l’adolescence est un temps difficile : quoi de plus équilibré, de plus « achevé » qu’un enfant de dix ans ? et quoi de plus trouble, de plus déstructuré qu’un adolescent ? De plus génial aussi ? Il me semble qu’à l’adolescence se rompt la dernière protection naturelle, le dernier « placenta ». Qu’un voile se déchire et que l’on se trouve brusquement sur le bord du gouffre, gouffre de génie et de folie mêlés. Voyez les artistes : les meilleurs en sont restés là, et même certains y ont sombré, et ne prenez pas l’effet pour la cause : s’ils sombrent dans les plus graves dérives ce n’est pas à cause de l’argent gagné, mais parce que la déchirure de leur voile protecteur ne s’est jamais refermée, pour eux.
Combien de fois Jean-Baptiste en a « repêché » certains d’entre nous, en sachant les écouter, les accompagner, et leur dire non, leur faire entendre non, juste au moment opportun !
— Jean-Baptiste ?
— Oui, à cette époque là, il était encore un saint.
— Que voulez-vous dire par là ?
— Qu’il était littéralement porté par une foi capable de déplacer les montagnes.
— Et maintenant, non ?
— Non, depuis quelque temps nous ne le voyons plus. Nous avons même peur qu’il ait « mal tourné ». Depuis la nuit cosmique. Les derniers temps, il n’était plus le même.
— Et vous, où en êtes-vous ?
— Moi ? J’essaye de conserver cette étincelle de génie qui m’a traversée à l’adolescence ; devenue adulte, je me sens plus solide, mais je ne veux rien renier. Et c’est difficile, surtout depuis que cette maudite obscurité s’est abattue sur la Terre… et sur les âmes.
D’ailleurs, nos veillées avec le père Bout de Bois nous y aident grandement. Cet homme simple est notre racine salvatrice les jours de dérive, notre havre les nuits de tempête. Lui, il n’a pas besoin de nous, jeunes intellectuels, mais nous, nous avons besoin de lui, de ses mains calleuses, du bruit de sa scie sur le bois, du crépitement de son petit feu dans la cheminée.
Vous savez comment il vit, non ? Bien sûr, vous n’avez pas pu voir ! Imaginez qu’il s’est installé dans une seule pièce : il a abattu toutes les cloisons de la maison –il vit au rez-de-chaussée, et sur un seul niveau-. Il a aménage un coin-cuisine, un coin lavabo-douche, et un petit lit dans une grande armoire qu’il ferme les soirs de grand froid. Au milieu, et partout ailleurs, c’est l’atelier, le grenier, le fourre-tout, la panoplie à outils, et un petit bureau. Je ne sais pas exactement ce qu’il lit ou ce qu’il écrit, d’ailleurs, car je n’ai jamais rien vu dans ce sens.
— Il y passe toute la journée ?
— Oui, à peu près. Il se lève, il bricole, il reçoit des gens de toute sorte, et il se couche. Il dit que lorsqu’il a fermé les portes de son lit-armoire, il a laissé dehors ses soucis. Il fait alors sa petite prière païenne et… « que le Bon Dieu fasse le reste, s’il existe ; il faut bien qu’il lui reste quelque chose à faire », ajoute-t-il. C’est ça, sa « Théo Sophie », comme il dit, et nous la lui envions tous.
— Vous n’avez donc pas la vôtre ?
— Non ; malheureusement. Nous, nous sommes de l’ère d’Internet et des grandes mutations, des grandes ruptures. On ne nous a légué que le chaos et des schémas anciens qui se sont tous écroulés, et même le ciel nous est tombé sur la tête… Mais lui, il tient, et c’est cela que nous lui envions.
— Est-ce que vous faites de la politique ?
— Oui, et non ! Oui, si vous voulez dire que nous nous intéressons à la chose publique, que nous voyons avec effarement les bouleversements qui nous assaillent. Non, si vous pensez que nous nous inscrivons dans les schémas anciens. Même pas dans ce que fait mon père –lui il y croit-, car, au fond, sa logique est celle du retour en arrière.
— C’est-à-dire ?
— C’est-à-dire qu’il reprend et qu’il radicalise des schémas qui, peut-être en d’autres temps on eu leur intérêt –et j’en doute, car ils se sont tous effondrés- mais qui, aujourd’hui, sont totalement à côté, ailleurs, hors du champ.
— Alors, quelle est donc votre analyse ?
— Notre analyse, c’est que jamais le monde, et encore moins notre pays devenu nocturne n’avait connu une telle donne économique, sociale, communicationnelle. Nos politiciens sont enfermés dans un système qu’ils pensent être le seul, et ils croient -ceux qui croient encore à quelque chose- qu’ils trouveront la solution à l’intérieur de ce même système, de ces mêmes structures que dans les siècles passés.
— Et vos solutions ?
— Bonne question, Monsieur le journaliste ; bonne question ! La réponse est moins simple : la solution, nous la trouverons ailleurs ; c’est notre seule certitude. Nous avons la chance de ne pas être encombrés d’idéologies, de dogmes, de schémas.
Nous ne savons pas encore quel est cet « ailleurs », ni où il se trouve, mais nous avons confiance en ce « génie » adolescent dont je vous parlais tout à l’heure. Les adolescents sont tous un moment des « voyants ».
Une impression, peut-être, pour vous répondre : les femmes y auront le premier rôle, mais ça, je ne l’ai pas inventé. Et nous croiserons la sagesse du père Bout de Bois avec la folie d’Internet !
— Une dernière remarque : vous dites toujours « nous » : qui est ce « nous » ?
— Eh bien, justement des femmes ! Et ma meilleure amie, en cela, c’est Zéphyra, une fille qui vit encore dans une zone de transit, mais pas pour longtemps, car elle est exceptionnelle. Pourtant, il faut dire qu’elle vient de loin : c’est une ancienne immigrée clandestine !






14

Félix Galénos avait décidé de partir à l’aventure : il irait dans la zone de transit, à la recherche de cette étrange libraire, dans l’espoir de trouver une piste qui le conduirait jusqu’à cet insaisissable Jean-Baptiste.
Il s’était équipé en conséquence : chaussures anti-dérapantes , masque à gaz et parka ; en effet, il savait que cette zone ne bénéficiait pas des équipements de protection installés au centre ville : galeries couvertes et parfumées, dégraissage des rues restées à l’air libre, ambiances musicales.
Il n’avait pas oublié les laisser-passer que lui avait rapidement procurés Robert-Nicolas Bruyère, et il tenait fermement en main son fidèle plan en relief.
Au premier carrefour, il eut un sévère rappel à l’ordre : une violente sirène se mit à hurler à son passage. Ne comprenant pas le motif de cette clameur, il s’arrêta, se retourna et chercha en vain une explication.
— Vous n’avez pas vu la borne électronique ? –lui cria de loin un passant qui, s’étant approché, aussitôt s’excusa- : Oh, pardon , Monsieur, je n’avais pas remarqué votre canne blanche… Venez, je vais vous montrer. -Et il lui expliqua où et comment introduire la carte à puce dans la borne.- Je vois que vous n’êtes pas d’ici, mais vous vous y ferez, comme nous… Soyez attentif aux carrefours, vous entendrez un petit bip lorsque vous passerez dans la zone de la borne ; guidez-vous par le bruit, et introduisez votre carte.
— Je vous remercie beaucoup, Monsieur –s’empressa de dire Félix Galénos.
Au check-point qui marquait la frontière entre le centre ville et la zone de transit, il eut relativement moins de difficultés, car il fut pris en mains par les fonctionnaires de service. L’opération de contrôle fut longue et fastidieuse : vérification des documents officiels, passage au portail magnétique, etc. Mais il était en règle, et il passa sans encombre.
Si ses yeux avaient pu lui fournir des informations, il aurait remarqué la différence : quartiers moins soignés, population plus nombreuse et moins bien protégée, jardins en pleine décrépitude. Mais son nez lui donna toute l’information dont le privait sa cécité, et il dut mettre son masque à gaz.
Et maintenant, comment allait-il faire pour trouver cette libraire qui, lui avait dit Robert-Nicolas Bruyère, avait ouvert un centre de massages « érotico-mystiques » ? Il lui faudrait bien demander à quelqu’un car, pour parfait qu’il fût, le plan en relief du père Bout de Bois ne comportait pas ce genre d’indications et, de plus, -« Où avais-je la tête ? » –se dit-il-, ce plan ne couvrait que le centre ville.
Il allait lui falloir oser, mais dans quels termes ? Il entendait des passants le croiser et, au hasard, il finit par en interroger un.
— Pardon, veuillez m’excuser, mais je cherche un salon de massages qui aurait ouvert depuis peu par ici…
— Mais, dites, vous me prenez pour qui, espèce de vieux débauché ? –l’invectiva une respectable dame qui s’éloigna en grognassant.
« Zut, c’est raté ! » se dit Félix Galénos. Voyons plus loin.
— S’il vous plaît, auriez-vous l’amabilité de m’indiquer dans quelle direction se trouve le salon de massage qui a ouvert récemment dans le quartier ?
— Mais oui, ma puce ! Et puis quoi encore ? Elle se prend donc pour une miss cette vielle tafiolle ? –Cette fois, c’était un respectable monsieur en costume cravate ; le propos trivial contrastait vivement avec le look gandin. Félix Galénos en fut encore pour ses frais. Il ne savait pas que dans la zone de transit régnait un puritanisme outrancier, rendu nécessaire par les règles draconiennes qui conditionnaient l’intégration au centre ville. L’hypocrisie y était le passeport de rigueur.
« Ça va être dur » -pensa-t-il.- « Je ne dois pourtant pas être bien loin… ».
— Pardon de vous interrompre ! Police d’intégration ! –Félix Galénos brandit au hasard, et à la vitesse de l’éclair, un laisser-passer multicolore.- Veuillez, je vous prie, me conduire au salon de massages « erotico-mystiques » du quartier. Une affaire urgente et grave ! Merci. –Le ton était sec, le geste qu’accompagnait la canne blanche impératif. L’autre se laissa impressionner.
— Tout de suite, Monsieur le…
— Commissaire !
— … Monsieur le Commissaire.
Et il le conduisit, rapidement, sans un mot de plus ; il lui montra la porte, mais il n’entra pas.

*
— Bonjour, et soyez le bienvenu ! Que puis-je faire pour vous être agréable, charmant Monsieur ?
— Bonjour Madame… Madame…
— Allons, allons, pas de chichis entre nous. Appelez-moi « Sainte Quitouche », comme tout le monde. C’est ainsi que m’appelaient les premiers clients de mon salon, et j’ai adopté ce nom qui colle assez bien, je crois, avec mon « ministère ».
Félix Galénos, perçut dans la voix et l’intonation une sorte de maladroit fausset, une gouaille décalée, un grasseyement exagéré. Il sentit tout de suite une contradiction interne, un conflit dans ce personnage.
— Cela me semble un peu osé, vous savez…
— Eh bien, ne m’appelez pas, gentil Monsieur ! D’ailleurs, ce n’est pas nécessaire, puisque je suis déjà là !
Alors, par quoi –ou par qui- commençons-nous ? Le « Cantique des Cantiques », les « Noces de Cana » ? Peut-être préférez-vous rencontrer directement Marie-Madeleine ?
— J’avoue que ce n’est pas exactement ça mon programme…
— Oh, mais vous n’êtes pas d’ici, vous ! D’ailleurs, je m’en serais doutée : vous êtes entré par la porte principale !
— Et ?
— Et vous êtes bien le seul ! Les autres entrent par les passages secrets ; pensez ! D’ailleurs, comment avez vous fait pour trouver l’adresse ?
— C’est vrai que cela a été difficile, mais j’ai usé d’un subterfuge. On dirait que personne n’est au courant dans le quartier.
— Comment ça, « pas au courant » ? Tout le monde est au courant ! Mais mon salon, c’est un sujet tabou, ici, mon cher Monsieur…
— … Félix Galénos.
— Monsieur Félix. Mais que cherchez-vous au juste ? Excusez-moi d’être aussi directe, mais, je constate que vous êtes aveugle : peut-être êtes-vous entré chez moi par erreur ?
— Je ne le crois pas.
— Et qu’est-ce qui vous permet d’en être aussi sûr ?
— Un peu plus qu’une intuition. Tenez, nous allons le voir tout de suite. Je viens ici de la part d’un ami commun : le père Bout de Bois.
— Ah, vous connaissez le père Bout de Bois ? Cependant, je persiste, vous n’êtes pas d’ici : votre accent, votre comportement. Est-ce indiscret : qui êtes-vous au juste ? Un touriste ? Ça paraît pourtant bizarre, dans ce pays dévasté par la nuit.
— Eh bien, c’est précisément cela qui motive mon séjour au Céfran : votre nuit qui, certes, n’est pas comparable à la mienne, mais n’en présente pas moins quelques points communs. Je suis ici, invité par le Maire de Moenia, un peu en tant qu’observateur.
— Alors, vous venez m’observer ? Vous n’êtes pas de quelque nouvelle police qu’il nous aurait encore inventée, au moins, ce sacré Maire ?
— Pas du tout ! Mon rôle était un peu celui de l’observateur naïf, et voilà que vient s’y ajouter incidemment une petite « mission » que j’ai acceptée volontiers, car elle peut servir de fil conducteur à mon observation.
— Laquelle ?
— Le curé Jean-Baptiste, cela ne vous rappelle rien ?
Quelque chose s’étrangla violemment dans la gorge de « Sainte Quitouche », si violemment que Félix Galénos n’eut pas besoin d’entendre d’autre réponse.
— Vous voyez bien, Madame, que je ne me suis pas trompé !
A ce moment-là, on entendit le tintement étouffé d’une clochette. La dame souleva un épais rideau, jeta un coup d’œil et, se retournant vers Félix Galénos :
— Excusez-moi, Monsieur Félix, c’est un client. Un gros poisson celui-ci ; mes hôtesses sont toutes en mission, et je dois officier moi-même. Je vous demande un moment ; repassez d’ici une heure ; il faut absolument que nous parlions.





15

Le froid persistant et la pestilence qui régnaient au-dehors lui avaient glacé les os et désagrégé l’âme ; tout compte fait, Félix Galénos se sentait mieux à l’abri. Il opta donc pour attendre sur place.
Peu à peu, dans le silence qui se fit au départ de « Sainte Quitouche », et au fur et à mesure que s’effaçait son parfum aguicheur, apparurent de minuscules indices qu’il s’appliqua à décoder.
Les murs de la pièce où il se trouvait étaient recouverts d’une épaisse moquette, mais ils laissaient filtrer des musiques sacrées, d’orgue en particulier et, parfois quelques rauques vagissements de satisfaction organique. Des pas feutrés sillonnaient les couloirs, quelques légers courants d’air, soulevant les tentures, apportaient des effluves d’encens. Des chuintements d’eau dans les tuyauteries ponctuaient son attente.

*
Précédée de son parfum, « Sainte Quitouche » revint enfin. Elle se frottait les mains, encore humides, qu’elle venait de laver.
— Ça y est ! C’est fait ! Vous savez quel verbe provient des mots latins manus stuprare, mot à mot « se salir les mains de stupre » ? Moi, oui. C’est que j’ai de la culture, vous savez; j’étais libraire, avant, et j’avais lu des livres…
Mais, dites-moi, je suis morte d’inquiétude : est-il arrivé quelque chose à Jean-Baptiste ? –Félix Galénos remarqua qu’elle aussi disait « Jean Baptiste », tout court.-
— A vrai dire on ne sait pas ; sans doute rien ; il paraît qu’on ne l’a pas revu depuis quelques jours, et je me suis laissé dire qu’il fréquentait auparavant votre librairie, et que vous auriez peut-être une idée, une piste. Mais je crois comprendre que vous avez cessé cette activité.
— Oui, presque complètement. Je me suis progressivement réorientée. Et c’est exact que Jean-Baptiste venait souvent à la librairie. Ah, c’est une longue, belle, troublante et douloureuse histoire… à laquelle il a été intimement mêlé.
Tiens, je ne sais pas pourquoi, mais je tourne à la confidence, avec vous ! N’y voyez pas de compassion pour votre handicap, bien au contraire ; c’est plutôt de l’estime et de l’admiration. Et puis, les hommes qui entrent ici ne viennent pas spécialement pour que je leur parle de ma vie…
Oui, j’étais libraire, au centre ville, et de libraire je suis devenue marchande de livres, puis marchande de torchons, et ma librairie, une pitoyable souillarde.
— Ce qui vous a valu votre expulsion ?
— Exactement ! Il faut dire que, déjà avant l’arrivée de cette pestilence cosmique, les choses avaient commencé à mal tourner : la littérature –je veux dire la vraie- ne marchait plus beaucoup. J’ai dû mettre sur les rayons ce qui se vendait : il fallait bien vivre ! Et, progressivement j’ai été envahie de saletés –je n’ose même pas dire de livres- : il suffisait pour publier et être lu d’avoir tiré un coup –pardonnez-moi ce terme, mais c’est celui qui convient- publiquement dans une piscine, d’avoir couché avec son père ou avec sa fille, ou d’avoir pissé sur ses morts –et encore, je suis polie- !
— Oui, un peu comme dans mon pays, aussi.
— Lorsque la poisse nous est tombée dessus, les gens ont commencé à déprimer et ils se sont jetés sur la littérature pornographique. Les éditeurs l’ont bien compris, et ils m’ont poussée à ouvrir un rayon « littérature de charme ». A ce moment là, nous en étions déjà à l’époque du « passage au crible » de la population, et ce fut la goutte d’eau…
— Je commence à connaître la situation du pays, et je comprends. Mais, dites-moi, quel rapport cela a-t-il avec Jean-Baptiste ?
— « Rapport », dites-vous ? Est-ce que vous jouez sur les mots ? D’ailleurs, vous auriez bel et bien raison. Rapports…
Cela fait des années que je connais Jean-Baptiste. C’est un homme riche et complexe, un être en perpétuelle recherche, en perpétuelle évolution. Lorsque je l’ai connu, il passait des heures entières dans la librairie, au rayon « religion ». Puis, curieux comme il était de tout découvrir, il a commencé à feuilleter la littérature-poubelle ; il disait que cela lui permettrait de mieux comprendre les turpitudes humaines qu’il entendait parfois en confession.
Lorsque j’ai dû ouvrir le rayon « charme », il s’y est plongé, bien évidemment. Lui aussi il accusait le coup de cette nuit diabolique, et ça le perturbait. Je le voyais feuilleter ; ses mains tremblaient ; il suffoquait, et je suppose que plus bas il devait s’en passer des choses…
Bref, un jour je me suis approchée et lui ai proposé de lui prêter quelques-unes de ces publications, pour qu’il les feuillette à loisir, sans risque d’être vu par une paroissienne. Il a accepté.
Lorsqu’il me les a rendues, j’ai bien vu dans son regard quelque chose de trouble ; je vous avoue que moi aussi je déprimais dans cette infâme mélasse ; je me suis dit « Eh bien, dans cette fin du monde, foutu pour foutu, allons-y ! ». Et nous y sommes allés.
J’ai tout de suite vu qu’il n’était pas vierge ; il devait certainement avoir une pratique mais, -quoi de surprenant dans son état ?-, une pratique « de missionnaire ». Et nous y avons porté remède : il a tout voulu faire, et nous avons tout fait. Vous ne me dites rien, Monsieur Félix ?
— Non, je vous écoute et je vous respecte. Je ne suis pas de ceux qui jugent. –Félix Galénos élaborait mentalement des associations avec ce que lui avait révélé Madame Bruyère, et il construisait petit à petit une chronologie.-
— Nous avons beaucoup pratiqué, et nous avons découvert et atteint ensemble les limites de la technique. Faut-il le regretter ? Nous avons beaucoup appris sur nous-mêmes en ce domaine. C’est aussi de cela que nous sommes faits, « que nous a faits le Créateur », comme disait Jean-Baptiste. Et le Créateur devait bien savoir ce qu’il faisait, non ?
— Est-ce que vous vous êtes aimés ?
— La voilà bien la question. Je ne le crois pas : nous avons beaucoup joui, exulté, certes, et ces moments ont été très forts.
Mais, voyez comment, au fond, les choses sont bien faites : sans amour, la chair devient désespérément triste. Nous étions dans l’impasse.
— Et vous en êtes restés là ?
— Non. Vous savez, Jean-Baptiste est un homme imprévisible. Il n’est jamais vraiment là où l’on croit ni là où on l’attend. Il restait très préoccupé par ses angoisses métaphysiques. Et il continuait à lire, passionnément.
— A lire quoi ?
— Eh bien, des livres d’histoire sacrée, d’exégèse, d’archéologie, d’ésotérisme, et que sais-je ? Il faisait des découvertes surprenantes dont il me parlait quelquefois.
— Lesquelles ?
— Par exemple, le Christ, juif parmi les Juifs –ou alors, il ne l’était pas !- était célibataire, et Jean-Baptiste s’était rendu compte qu’à cette époque-là, au moins, c’était quasiment impossible, car contraire à la Loi.
Et qui pouvait bien être, en réalité, cette Marie-Madeleine, dont il sentait bien que le portrait a été retouché ou même tronqué dans les Evangiles ?
Toujours d’après ses lectures, il se demandait aussi qui était au juste le marié aux Noces de Cana. En effet, il avait remarqué qu’au cours de ces Noces, le comportement, ou le rôle, du Christ n’étaient pas à proprement parler, dans cette société-là, ceux d’un simple invité, mais plutôt de l’époux lui-même.
Et il en avait tiré cette question : « Et si Marie-Madeleine avait été la femme du Christ, et qu’ils se soient épousés lors des Noces de Cana ? » Alors, ça changeait tout : la sexualité, tabou des tabous depuis le très misogyne Saint Paul, aurait été une composante effective, mais occultée, de la vie du Christ !
D’ailleurs, disait-il, dans d’autres cultures ou religions, sexualité et spiritualité sont intimement liées. Dans le tantrisme, par exemple, où les occidentaux ne voient qu’une simple pornographie, le sexe est en fait une voie d’accès à la divinité.
Sexe, drogue, macérations, jeûne, flagellation ne sont en fait qu’une seule et même chose : la recherche d’ « états modifiés de la conscience » au cours desquels on croit rencontrer Dieu.
— Et vous avez pratiqué le tantrisme ?
— Oui ; bien sûr. Mais lui, il n’en a rien retiré. Il était déjà ailleurs. Dans quelque autre type d’apostolat, sans doute.
— Et vous ?
— Moi ? J’ai conservé et adapté le « concept » et, comme vous le voyez, c’est aujourd’hui mon gagne-pain…

Sur le chemin du retour, Félix Galénos repassait en mémoire toute la conversation : « Un autre type d’apostolat », répétait-il mentalement, « Un autre type d’apostolat »…



16

Robert-Nicolas Bruyère s’était accordé ce soir-là une veillée en famille, avec son invité.
— Tenez, Monsieur Félix, je vais vous lire une lettre que j’ai reçue aujourd’hui ; vous me direz ce que vous en pensez. Et vous aussi, les femmes. Je commence sans préambule :

Monsieur le Maire,
C’est au nom du groupe écologiste d’opposition que j’ai l’honneur de m’adresser à vous. En effet, trois problèmes qui se manifestaient déjà depuis quelque temps sont en train de prendre des proportions alarmantes. Je veux parler de la prolifération 1/ des champignons dont je vous ai déjà parlé, 2/ de nouveaux insectes venimeux et 3/ d’algues géantes dans la rivière.
Premièrement : comme vous le savez, des champignons inconnus ont fait leur apparition dans les zones les plus putrides du pays, à la suite de la catastrophe écologique qui nous affecte. Nous avions quelques soupçons au sujet de ces fongidés, aussi avons-nous procédé à des analyses approfondies. Il en résulte que nous avons affaire à des champignons psychotropes dont les effets le plus fréquemment observés sont la vision en couleurs et la perte de tout sens critique. Par ailleurs, il semblerait qu’un trafic de ces champignons ait déjà été mis en place.
Deuxièmement : des insectes jusqu’ici inconnus se sont mis à proliférer à une rapidité effrayante dans les zones éclairées par vos « Soleils Bruyère ». Il s’agit d’une sorte de puces géantes. Ces insectes présentent la monstrueuse particularité de doubler de volume à chaque génération : il s’agit là de toute évidence d’une mutation génétique. Ces puces, particulièrement virulentes s’attaquent à l’homme, et rien ne permet d’affirmer qu’elles ne vont pas le contaminer. C’est pourquoi, en raison du principe de précaution, nous demanderons l’extinction des « Soleils Bruyère ».
Troisièmement : sans doute à cause des quantités massives de produits chimiques déversés dans les rues par les « dégraisseuses », il se produit un phénomène d’eutrophisation de la rivière avec, pour conséquence, la multiplication incontrôlable d’algues géantes qui menacent d’en obstruer le lit, et de provoquer des inondations catastrophiques pour Moenia.
Je suis certain, Monsieur le Maire, que ces problèmes écologiques hautement préoccupants ne manqueront pas d’attirer votre attention, surtout ceux qui résultent, de toute évidence, des activités humaines, et en particulier de celles dont vous êtes responsable ; c’est pourquoi je vous demande de bien vouloir les inscrire à l’ordre du jour de notre prochain Conseil Municipal.
Avec mes salutations les plus respectueuses.
Votre plus fidèle opposant.
Achille Pissenlit.

— Ah, ces écobuesques : toujours le mot pour rire ! Et il n’y a pas que du mauvais dans ce qu’il m’écrit, cet illuminé ; il y a du bon !
— Je ne serais pourtant pas si optimiste, moi, -remarqua Félix Galénos.
— Ah? Eh bien, voyons cela dans le détail. Nous allons y réfléchir un peu ensemble avant la confrontation au Conseil Municipal. Commençons donc par ces fameux champignons : ça, c’est une véritable aubaine !
— Une véritable aubaine ?
— Mais oui, bien sûr ! Allons, un peu de pragmatisme.
Attendez un peu. Pour ce qui est de faire voir la vie en rose et pour assurer la dissolution de tout sens critique, nous avions déjà la télé-poubelle et la « presse people », mais c’était encore insuffisant ! Vous en conviendrez, non ? Eh bien, le voilà le filon ; il suffira simplement de monopoliser la récolte et la vente de ces champignons et de les taxer fortement. Vous n’imaginez pas comment nous allons renflouer les finances municipales !
Nous réglementerons la vente à l’intérieur des murailles et, à l’extérieur, nous laisserons filer le trafic, ainsi nous ferons d’une pierre deux coups ! Ce n’est pas clair, Monsieur Félix ? Je vous vois hocher du bonnet.
— Non, pas vraiment.
— Mais voyons, comprenez que nous allons ainsi calmer les uns et les autres, mais pas tout à fait de la même manière. A l’intérieur, il faudra moduler ; il ne s’agirait pas de trop avachir les travailleurs ! C’est que nous en avons besoin, figurez-vous. Mais, à l’extérieur, si ça peut calmer ces hordes sauvages, ce sera une excellente chose. Surtout pour l’Etat ! D’ailleurs, c’est son domaine !
— C’est un peu cynique, cela, non ?, Monsieur Robert-Nicolas Bruyère.
— Toujours votre angélisme, Monsieur Félix. Ah, si ce n’était pas vous…
Mais, trêve de futilités, voyons maintenant cette affaire des « puces géantes ». Ces écobuesques, ils m’agacent, à la fin, avec leur « principe de précaution » : des timorés, des poltrons, des couards ! Où en serions-nous aujourd’hui si leur illustre principe avait été appliqué à Pasteur ; oui, où en serions-nous ?
— Je vous entends bien –insinua Félix Galénos- ; il est vrai que Pasteur… Mais, enfin, il semble que l’affaire soit sérieuse ; si ce que dit votre écologiste est vrai, ce sont des faits qu’il allègue, et les faits sont têtus.
— Je ne nie pas les faits, Monsieur Félix –encore qu’il faille les vérifier- ; ce que je pense, c’est que nous n’allons pas éteindre les « Soleils Bruyère » pour si peu. Il suffira d’une bonne dose d’insecticide et, s’il le faut, d’augmenter le rayonnement UV pour en venir à bout de ces bestioles.
— Un canon de 76 pour tuer un moustique, si je comprends bien –insinua Laetitia-.
— Je te trouve bien insolente ce soir, Laetitia !
— Ne nous fâchons pas –glissa Félix Galénos- ; réfléchissons plutôt un peu : et si votre opposant se mettait en tête de porter plainte, est-ce qu’il n’aurait pas gain de cause ?
— Porter plainte ? Vous n’y songez pas ? Moi, ce que je peux vous dire, c’est que s’il manifestait la moindre velléité dans ce sens, j’aurais tôt fait de lui rappeler que sa propre femme et son fils travaillent, justement, à la fabrication des « Soleils Bruyère ». Il est courageux, l’Achille Pissenlit, mais pas téméraire tout de même … Vous comprenez ce que je veux dire ?
— Trop bien, je crois –admit Félix Galénos.
— Alors, l’affaire est close, non ? Il ne nous reste plus que la question des algues.
Eh bien, permettez-moi de vous dire que là, ils n’ont rien, mais rien compris du tout nos verts de chez Vert ! Rien !
Ecoutez, cela fait des années qu’ils nous bassinent avec l’énergie verte, la bio masse, les bio-carburants, les énergies renouvelables, et j’en passe. Or, voici qu’une véritable manne, une manne biblique, leur tombe dans les mains. Ils en rêvaient d’une plante à croissance rapide, capable de digérer la pollution et de restituer de l’énergie, et maintenant ils la refusent ! Il faut être c… ; excusez-moi, j’allais dire une insanité !
Imaginez un peu : nous allons la récolter à grande échelle, cette algue, la brûler dans des fours et la distiller dans des centrales, et nous voilà pourvus en énergie quasi inépuisable et propre, en plus, propre, parce que c’est du « bio ».
— Sur le principe, je serais un peu d’accord avec toi –remarqua Madame Bruyère-. Mais, auras-tu assez de temps devant toi pour construire ces installations avant que l’algue n’étouffe la rivière et que nous ne soyons inondés ? Par ailleurs, je ne sais pas si elles sont bien « bio », ces algues, vu de quoi elles se nourrissent…
— Allons, allons, ma chère Cassandre, je connais tes prophéties ! Un peu d’optimisme, s’il te plaît. N’en ai-je pas relevé d’autres, des défis de ce genre ?
— Tant va la cruche à l’eau… -souffla Laetitia ; mais son père ne l’entendit pas, car il s’était déjà levé pour se retirer dans ses appartements.

*
Laetitia était restée la dernière, pour se calmer un peu en écoutant de la musique.
Félix Galénos en profita, avant de se retirer lui-même pour lui glisser à l’oreille : — Mademoiselle Laetitia, lorsque vous aurez un moment, j’aimerais que nous reparlions un peu de Jean-Baptiste.




17

La nuit avait été particulièrement funeste : la pluie noire n’avait pas cessé un instant. Dehors, les dégraisseuses s’activaient comme jamais.
— Monsieur Félix, si vous aviez un moment à m’accorder, je serais heureuse de pouvoir m’entretenir avec vous.
Le timbre de la voix était plutôt clair, l’articulation assez nette. Il lui sembla ressentir dans cette nouveauté l’impression, désormais perdue, que lui donnait jadis un ciel qui se découvre, laissant filtrer un pâle rayon de soleil. Il en déduisit que Rosalinde Bruyère devait être « à jeun », ce qui n’était, hélas, pas toujours le cas.
— Avec plaisir, Madame Bruyère ; d’ailleurs, je suis un peu ici pour cela, ou même beaucoup, non ?
— C’est que j’aimerais faire le point avec vous.
Il n’y a que quelques jours que vous êtes parmi nous, et il me semble que cela fait déjà une éternité. Je vous observe, j’écoute vos réactions ; vous ne dites ni ne faites presque rien et, cependant, il me semble que vous êtes en train de tout changer, au moins pour moi. Tenez, par exemple, vous à qui rien n’échappe, vous avez dû déjà remarquer que ce matin je suis « nette » : voilà, sans trop savoir pourquoi, j’ai cessé toute consommation de produits psychotropes. Vous ne m’avez cependant jamais rien exprimé à ce sujet. Est-ce pour vous imiter, parce que vous n’en usez jamais ? Même pas. Je me demande si vous n’êtes pas comme un miroir : un miroir, ça ne voit pas, c’est aveugle et c’est neutre , mais ça nous renvoie notre propre image, sans critique et sans fard. Vous, vous ne trichez pas et, face à quelqu’un qui ne triche pas, on ne peut être que soi-même…, et il nous faut jouer franc jeu devant notre conscience… .
— Si je n’avais servi qu’à cela, je serais déjà comblé, vous savez.
— Oui, vous avez servi à cela ; et pas seulement.
— Que voulez-vous dire ? Vous voulez parler de votre mari ?
— De lui, oui, mais surtout de lui et moi, je veux dire de notre relation. Je le vois évoluer, et je me vois évoluer : j’ai l’impression que nos chemins divergent progressivement. Lui, il fuit vers l’avant, il masque ses angoisses et il se masque lui-même derrière son arrogance et ses projets. Moi, je fuyais vers le bas, et cela me menait à la déchéance. Je voudrais ne plus fuir. Quelle est votre philosophie, à vous, votre croyance, votre sagesse ?
— Que de grands mots ! Je pense tout simplement que le but de la vie, c’est la vie ; quelque chose que je n’ai pas choisi, pas plus sans doute que l’abeille ni la fleur qu’elle butine. Et cependant, abeille et fleur oeuvrent à la vie obstinément, chacune à sa manière et, mieux, elles s’entraident pour cela. Le « comment » leur est donné en héritage génétique. Se posent-elles la question du pourquoi ? Difficile de répondre à leur place, et cependant, elles vivent, et de surcroît, elles sont belles -enfin, c’est ainsi que je les voyais-. Elles obéissent à une logique qui les dépasse : pourquoi serais-je si différent ? Parce que moi je peux penser cela ? Parce que je peux me demander si c’est une faveur ou une malédiction que de pouvoir penser cela ? Et qu’est-ce que cela changerait ? Serais-je pour autant en-dehors de la logique universelle de la vie ? Et il en sera sans doute ainsi, tant que durera notre Soleil.
— Mais nous, nous l’avons perdu, le Soleil.
— Et moi, donc…
— Oh, pardon ! Pardonnez-moi, et en même temps, remarquez ce bel exemple de votre façon de faire : ça, cette réflexion sur ce ton conciliant, apaisé, c’est bien plus efficace qu’une leçon de morale !
— Je vous en remercie, Madame Bruyère, mais je ne me considère pas pour autant comme un sage ni comme un moraliste. En revanche, est-ce que le plus grand philosophe de Moenia, ce ne serait pas le père Bout de Bois ?
— Je n’y avais pas pensé ; vous avez peut-être raison ! Mais en réalité, pour moi, le sage et le philosophe, c’était Jean-Baptiste, le Jean-Baptiste d’avant…
Vous avez vu cette femme ? –Félix Galénos reçut de plein fouet la phrase que Rosalinde Bruyère avait lancée, mi bouée, mi harpon-.
— Vous voulez vraiment que je vous réponde ? Et qu’attendez-vous de moi, au juste : des informations sur cette personne ou des nouvelles de Jean-Baptiste ?
— Parlez-moi des deux, même si cela doit me faire mal deux fois.
Félix Galénos comprenait bien qu’il ne pouvait pas se dérober ; il savait qu’il devrait parler juste, ne pas mentir et cependant passer sous silence des secrets qu’il ne voulait pas trahir, et qui feraient inutilement souffrir Madame Bruyère.
— Oui ; j’ai vu cette femme.
— Il a été son amant ? Répondez-moi sans détour. Ne me mentez pas. J’ai besoin de savoir cela, et par quelqu’un d’autre que lui, car je ne veux pas avoir à lui en parler lorsque je le reverrai.
— Lorsque vous le reverrez ?
— Oui. Parce que je le reverrai. Il me semble que je franchirai le pas et que je le retrouverai.
— Que voulez-vous dire par là, que vous allez mener l’enquête sur sa disparition, et le retrouver ?
— Non. Pas cela. D’autres s’en chargeront. Je veux dire que pour retrouver le sens de ma vie, je retrouverai celui qui me l’a un jour donné, et pour cela je vivrai avec lui. On ne peut pas vivre si la vie n’a pas de sens, et les éléments cosmiques, le ciel dans son noir dessein nous en a privés tous les deux. Notre monde se meurt de la perte du sens. Ensemble, nous le retrouverons.
Monsieur Félix, vous ne m’avez pas dit s’ils ont été amants.
— Ils l’ont été.
— Et ?
— Et quoi ?
— Je ne vous demanderai pas s’ils se sont aimés, vous ne me le diriez pas. Mais, dites-moi au moins où en est leur histoire.
— S’ils se sont aimés ? Le savent-ils eux-mêmes ? Cette aventure a été une étape sur le parcours de leur vie, peut-être nécessaire, sans doute inévitable. Elle, elle est restée un peu en berne sur le bord du chemin, et lui, m’a-t-elle dit, il est déjà en vol vers d’autres horizons. Mais lesquels ?
— Lui, il ne redescend jamais. Il ne fuit pas, il monte. C’est un chercheur d’absolu. Et c’est tout ce que vous savez ?
— C’est tout. Mais, votre mari, votre couple, dans tout cela ?
— Mon mari ? S’apercevra-t-il seulement de mon départ ? Vous savez maintenant quelle est sa vie, où sont ses passions, quelles sont ses maîtresses. Il est arrivé, bien tôt sans doute, à cet âge où l’on n’a plus que des certitudes, et où l’on ne voit plus la vie qu’à travers elles !
Quant à mon couple, il a fait son temps, le contrat est rempli : j’ai élevé mes filles, elles sont grandes et autonomes maintenant, et l’argent ne m’intéresse plus. J’ai –au moins je l’espère- quelques années de vie devant moi, et comme je vous l’ai dit, j’entends en retrouver le sens.
— Vous évoquez vos filles…
— Oui. L’aînée termine ses études, sa vocation est grande, elle va bientôt se marier : sa vie est tracée.
— Et la plus jeune ?
— Pour Laetitia, ce n’est pas exactement la même chose. Laetitia c’est du vif-argent ; elle est comme son père –le vrai…-. Elle aussi, c’est une chercheuse d’absolu. Vous avez vu comment elle s’oppose à son père –l’autre- ? Je la sens brillante, capable du meilleur comme du pire, mais plus sûrement du meilleur. Je pense qu’elle n’a pas encore atteint la plénitude de ses talents : elle se cherche, comme Jean-Baptiste…
— Et comment, où se cherche-t-elle ?
— A vrai dire, je ne le sais pas trop ! Elle reste encore « étudiante » dans le fond ; elle évolue dans des « groupes de recherche », vous savez, ces jeunes qui veulent « refaire le monde ». Et je l’en crois capable.
Mais il me reste, vis-à-vis d’elle à solder un lourd secret, comme une dette, un poids énorme. Et je me demande qui de nous deux en a le plus besoin : elle qui a malgré tout droit à la vérité, ou moi pour libérer ma conscience, pour être en paix avec moi-même ?
Monsieur Félix, faut-il que je dise tout Laetitia ?
— Madame Bruyère, vous me mettez réellement en très grande difficulté ; je vous avoue bien humblement que je n’ai ni la sagesse ni la clairvoyance pour vous conseiller. D’ailleurs, existe-t-il chose plus difficile que de donner des conseils à quelqu’un ?
Pardonnez-moi, si je m’en tire avec une pirouette de « psy » ; je vous renvoie votre question : « Madame Bruyère, vous venez de me demander si vous devez révéler votre secret à votre fille Laetitia ».





18

Quelqu’un pleurait dans le silence du salon. Félix Galénos perçut cependant les sanglots étouffés, mais il ne reconnut pas qui gémissait ainsi.
— Je... je ne peux pas le dire... je n’ai pu que l’écrire... voilà... .
Il reconnut la voix de Laetitia et s’approcha doucement.
Elle leva la tête, s’aperçut de sa bévue et ramena vers elle la feuille de papier qu’elle avait tendue à bout de bras.
— Oh, je… vous en prie, excusez-moi. Dans mon trouble, j’avais oublié...
— Laetitia, je ne me trompe pas, c’est bien vous, que se passe-t-il ?
— Mon père…, non, pas celui-ci…, l’autre… le vrai… .
— Je ne comprends pas, Laetitia. –Bien évidemment, Félix Galénos avait tout de suite compris, mais il ne voulait pas révéler inutilement ou prématurément qu’il savait.
— Mon vrai papa… Je vais essayer de vous lire…
Elle se donna un instant pour essuyer ses yeux, pour respirer, pour se reprendre un peu, et commença à lire. La voix était encore entrecoupée de hoquets :

Papa :
Voilà que je te perds lorsque je te retrouve ! Je te découvre lorsque tu disparais.
Où es-tu aujourd’hui? Te retrouver. Te dire.
Mon identité. Qui suis-je ? Reconquérir mon identité.
Et l’autre « père » ; je ne le savais pas ; il ne le savait pas non plus, et il ne le sait toujours pas… Qui lui dira ?
Vengeance ? Quelle vengeance ?
Amour ? Mais quel amour ?
Maintenant je comprends, je te comprends ; je comprends ta sollicitude.
Et ta douleur ? Et ton silence ?
Ta honte ; la mienne. Non, ma fierté !
Votre amour : ma mère et toi ; le secret ; ta joie et ta douleur ; votre joie et votre douleur. Cacher tout ça aux regards du monde !
Pourquoi es-tu parti ? Où ?
Et Dieu, dans tout ça ? Le Dieu en qui tu croyais ?
Le regard des autres : qu’importent les autres ?
J’aurai ma revanche.
C’est vrai que je te ressemble ; je me reconnais mieux en toi qu’en lui.
Son arrogance, sa raideur, ses convictions cimentées / ta recherche de l’absolu, et ta capacité à te donner aux autres.
Tes fidèles, ceux que tu as sauvés, tellement nombreux ; ton amour du prochain.
Tes conseils ; je les comprends mieux maintenant.
Ton exemple, oui, ton exemple ; mais jusqu’où le suivre ?
Faire un nouveau projet de vie.

Félix Galénos la laissa s’exprimer, à son rythme, et attendit.
— Ne tournons pas autour du pot, Monsieur Félix : vous le saviez ; ne me dites pas que non. Et vous ne m’avez rien dit.
— Est-ce que c’était à moi de le dire ?
— Non ; bien sûr ; vous avez raison. Et maintenant, qu’est-ce que je fais ?
— Continuez ; vous avez déjà fort bien commencé. Ecrivez, parlez, exprimez-vous, videz tout. Je sais que vous allez vous reconstruire.
— Je ne demanderais pas mieux, mais c’est encore trop tôt, et c’est bien difficile… . Aidez-moi à y voir clair, je vous en prie.
— Pour ce qui est d’y voir clair, vous savez que je m’y connais…
— Attendez, Monsieur Félix, est-ce que vous plaisantez, par hasard ? Vous n’oseriez pas ? C’est de l’humour, ça ?
— Tout à fait ! Et je crois que j’en ai le droit. Je sais de quoi je parle… . Je sais qu’il faut rapidement retourner la situation, et vous voyez comment je m’y applique. « Ne pleure pas la perte du Soleil, tes larmes t’empêcheraient de contempler les étoiles » : ce n’est pas de moi, c’est de Rabindranath Tagore.
— Comment vous y allez, Monsieur Félix ! Mais, j’ai confiance en vous. Eh bien je vous prends au mot : regardons-les en face, ces étoiles. Allez, je vous écoute !
— Vous avez votre lunette ? Nous commençons. Ces étoiles seront pour vous comme la Voie Lactée du pèlerin : elles vous indiqueront la route.
— Quelle route ?
— Celle que vous avez tracée vous-même ! Reprenez votre papier. Vous avez écrit  « Le retrouver » et « Reconquérir mon identité ». Eh bien, la voilà, votre Voie Lactée : retrouver votre vrai père, pour reconquérir votre identité.
— Et les étoiles ?
— Comment, vous ne les voyez pas ? Moi, si : le père Bout de Bois, votre amie Zéphyra et tous ceux de votre cercle, mais aussi la logique de votre père, celle de sa trajectoire intérieure. Et votre projet. Vous avez écrit « vengeance » que vous avez heureusement corrigé en « revanche » : à vous de formuler ce projet !
— Je ne le conçois pas encore assez clairement. Mais je sens bien qu’il ira dans le sens des idées de mon père –le vrai-. Nous en reparlerons. Pour le moment, essayons de faire le point, avant de nous lancer.
— Nous lancer ? Comment ? Faire une enquête ? Mettre la police au courant ?
— Non, non ; surtout pas la police ! Vous et moi, seuls. Personne ne doit savoir. Si la vérité doit éclater, cela ne viendra pas de moi.
Commençons par faire un bilan de ce que nous savons. Vous, vous savez des choses que je ne sais pas : vous avez vu cette femme. Ne me demandez pas comment je le sais. Que vous a-t-elle dit ?
— C’est vrai, je l’ai vue. Allons à l’essentiel : la passade, car ce n’était que ça, avec Jean-Baptiste est terminée. Elle non plus ne sait rien, mais j’ai retenu sa dernière phrase, lorsque nous nous sommes quittés : elle a dit qu’il devait être déjà ailleurs, « dans quelque autre type d’apostolat ». J’attribue cette formule à ce que vous nommez l’intuition féminine, et non à une information. Cependant, mon intuition à moi me dit que c’est par là qu’il faut chercher : son apostolat. Et je crois que la personne-clé, pour nous y aider, c’est votre amie Zéphyra. Vous m’en avez déjà parlé, mais j’aimerais en savoir davantage sur elle.
— Zéphyra ? Comme je vous l’ai dit elle a entamé le difficile parcours de l’intégration par la volonté, l’effort de promotion personnelle, la voie de l’excellence. Et, vous savez, une femme « issue de l’immigration » qui arrive à émerger, c’est véritablement un être exceptionnel car, au départ elle cumule trois énormes handicaps : être femme, être « de couleur » et porter un prénom exotique, donc suspect.
— Elle fait des études de droit, comme vous, je crois.
— Oui, nous avançons et allons terminer ensemble.
— Quels genres de contacts avait-elle avec Jean-Baptiste ?
— Lorsque je les ai vus ensemble, leurs conversations tournaient autour de l’intégration, du désarroi des jeunes des « quartiers », de la violence, des sectes, du fondamentalisme et du dialogue inter-religions. En effet, à ma connaissance, Jean-Baptiste n’a jamais négligé les affaires de Dieu, enfin, à sa manière à lui, au moins, et son apostolat a toujours été au centre de sa vie.
— Ah, vous voyez, vous aussi vous dites « apostolat ». Vous voyez bien que c’est là notre principale piste ! Il faut que nous rencontrions votre amie Zéphyra. Que dites-vous d’une veillée chez le père Bout de Bois ?
— D’accord ; bonne idée. Je me charge de la préparer. Mais, attention, pas un mot sur ma situation personnelle !
— Vous en auriez douté ?



19

Pour la veillée, le père Bout de Bois avait bien fait les choses. Il avait préparé un adorable feu dans l’âtre, avec ses plus belles chutes. Il les  avait choisies avec soin -et même à regret pour certaines- dans du bois dur, celui qui dispense une longue et bienfaisante chaleur. Sa meilleure « confiture de Soleil ».
Pour le reste, étant données les difficultés d’approvisionnement en produits frais, dans le pays submergé par sa nuit délétère, et comme il était frugal, il s’était contenté de préparer des fruits secs et de sortir une de ses dernières bouteilles, qui datait d’ « avant » : une vraie « liqueur de Soleil », celle-là.
— Bonsoir mes amis ; soyez les bienvenus. Alors, Monsieur Félix, ce plan en relief ?
— Une vraie merveille ; je le connais pratiquement par cœur. Je me demande si, grâce à lui, je ne « vois » pas la ville mieux que ses propres habitants, maintenant. En tout cas, je la vois plus belle ! Dommage que n’y figurent pas les zones de transit et d’accueil ; mais à bien y réfléchir, j’y vais tellement peu souvent …
— Allez, approchez-vous du feu, ici ; asseyez-vous.
Laetitia et Zéphyra prirent place, elles aussi, dans le « cantou ».
Zéphyra était plus belle encore que Laetita ne l’avait évoquée : naïade d’Orient, pigment de blés dorés, soleil couchant dans les cheveux, insondable émeraude des yeux. Dommage pour Félix Galénos ? Non, car il eut tout loisir, sur la brise d’un parfum subtil, de s’offrir une longue croisière dans la nuit chaude des Tropiques. Etrange envoûtement dans le chant de sa voix :
— Monsieur Félix –Laetitia m’a dit que je pouvais vous appeler ainsi-, je connais votre histoire par mon amie. Je vous respecte et je vous admire, et je peux vous comprendre, car tous les pèlerins aux longs et laborieux parcours s’entendent sans paroles. Mais, rassurez-vous, je ne suis pas venue ici ce soir pour faire de la télépathie !
Félix Galénos sentit tout de suite qu’il avait pour interlocutrice une femme d’esprit, de cœur et de chair : une très grande dame. Il en fut impressionné, mais il savait se contrôler et il resta lui-même.
— Vos paroles me vont droit au cœur mais, vous savez, je ne suis au fond qu’un banal retraité qui, tout au plus, tâche de gouverner sa vie lui-même.
— Vous voyez bien que j’avais raison –reprit Zéphyra- ; à votre avis, combien de Moeniens sont encore capables de cela ? Savez-vous à quel point nous avons besoin de votre exemple, comme de celui de notre hôte, n’est-ce pas, père Bout de Bois ?
— Puisque vous le dites, Mademoiselle Zéphyra…
— Voulez-vous dire que les Moeniens ont perdu la raison ? –avança Félix Galénos-.
— Très exactement ! Nous sommes en pleine divagation du sens.
— Tiens, le père de Laetitia ne dit pas autre chose. Seriez-vous du même avis que lui ?
— Vous allez droit au but, Monsieur Félix ! Dans le mille ! Vous connaissez la formule « bonnes questions / mauvaises réponses » : nous avons effectivement les mêmes questions, mais pas les mêmes réponses… Monsieur Robert-Nicolas Bruyère a bien vu la nature et l’étendue du désastre. Et il a tranché dans le vif, mais il n’a pu penser et agir qu’en homme de son temps.
Aujourd’hui, et surtout depuis notre désastre, tous les schémas de pensée, tous les concepts anciens sont devenus caducs.
Nous, nous sommes, comme disent les jeunes des quartiers « la génération de la capote noire », à tous les sens du terme, d’ailleurs…, et nous sommes nés à la conscience avec Internet.
Nous devons dépasser tous les vieux concepts.
— Un peu comme en 68, si je comprends bien ?
— Non, justement pas ! 68, c’est la génération de nos parents, déjà, la vôtre sans vouloir vous offenser, et tout est tellement différent, maintenant…
— Proposeriez-vous alors une « révolution », avec ou sans guillemets ?
— Ni l’un ni l’autre ! Le concept de « révolution » est justement l’un des premiers à repenser, à subvertir, tout comme démocratie, religion, race, politique, richesse, bonheur, etc.
— Ne me dites pas que vous voulez faire table rase de tout et recommencer à l’âge des cavernes !
— Oh, non ! Il s’agit au contraire de transcender tous les héritages culturels. Et transcender cela ne veut pas dire ajouter, ni soustraire, ni multiplier, cela veut dire changer de paradigme.
Je me souviens, à ce propos, d’un bel exemple cité par un publicitaire célèbre qui avait assisté, au Japon, à des épreuves de sélection d’enfants de maternelle. L’une des questions était :  « Quand la neige fond, qu’est-ce que cela donne ? ». Tous les enfants, bien formatés, déjà, avaient répondu « de l’eau », sauf un qui a dit « le Printemps ». Vous voyez, c’est cela, changer de paradigme.
— Vous sauriez faire cela, vous ?
— Moi toute seule, non, bien sûr. Mais nous allons apprendre à mettre nos pensées en réseau, et j’ai la profonde conviction que cela va se faire.
— Se faire ; comment ?
— Est-ce qu’une larve sait comment elle devient papillon ? Et, pourtant elle le devient. Est-ce qu’une mère sait comment dans son ventre elle construit un enfant ? Et pourtant il grandit et il naît.
Aujourd’hui, nous sommes en pleine période de gestation. Et je n’emploie pas par hasard cette métaphore : ce sont les femmes qui sauveront le monde. Oui, je sais, la formule est usée, mais c’est bien commode d’user une formule : ça évite de la mettre en œuvre ! Qu’en penses-tu, Laetitia ?
— Que tu oublies, par modestie, peut-être, que ces femmes ce seront des filles comme toi, des filles venues d’ailleurs.
— Ah, -soupira le père Bout de Bois-, il ne nous manque que Jean-Baptiste pour retrouver le bon vieux temps. Pour compléter, il nous aurait parlé de Dieu, et à sa manière à lui ! Vous vous souvenez de son histoire sur la foire aux religions ? Non ? Oh, je ne vais pas la raconter aussi bien que lui, mais ça disait à peu près comme ça : Un jour, le Bon Dieu était de passage dans notre galaxie. Ça faisait longtemps qu’il n’était pas revenu sur la Terre, et il pensait y aller faire un tour. Alors il a dit à un ange, -ou à un archange : vous savez, moi je ne sais pas trop faire la différence-, il lui a dit : « Descends un peu sur la Terre, regarde ce qui s’y passe, et fais-moi un rapport pour préparer mon voyage. »
Au retour de l’ange, le Bon Dieu lui a demandé : « Alors qu’est-ce que tu as vu ? ». Et l’ange lui a répondu : « La foire aux religions ». Et le Bon Dieu lui a demandé : « C’est quoi, ça, la foire aux religions ? ». Alors, l’ange lui a expliqué : « c’était comme une foire, et dans chaque stand il y avait des hommes déguisés, tous accoutrés différemment : en femmes, en épouvantails, en extraterrestres, etc. Il y avait les cathomans, les protestuifs, les mahométiques, les siomans, , les musuluifs, les fidèles Jésullah, les témoins de Jéhomet, et aussi des gens bizarres qui se disaient adorateurs de Petrollah et qui prétendaient même compter parmi eux un Président !
Tous disaient que leur prophète était le plus grand, tous promettaient de grandes récompenses. Ils prétendaient tous que tu leur avais parlé, que tu leur avais « révélé » la Vérité. Ils parlaient en ton nom et même ils te faisaient parler. Et en ton nom, ils se battaient comme des chiens, ils violaient des femmes et ils massacraient des enfants».
Alors le Bon Dieu a été stupéfié. Il a dit : « Mais c’est une véritable catastrophe ! ». Et l’ange lui a demandé : « Qu’est-ce que tu penses faire ? ». « Ce que je pense faire – a répondu le Bon Dieu-, redescendre sur Terre et accélérer leur évolution à ces maudits singes ! ».
Voilà, c’était comme ça qu’il parlait de Dieu, notre Jean-Baptiste… . A propos, quelqu’un a de ses nouvelles ?
— Pas vraiment –répondit Laetitia-. Tu n’aurais pas une piste, toi, Zéphyra ?
— Si, peut-être : Zigomir.




20

Difficile de savoir comment Zéphyra avait pu prendre contact avec Zigomir, et organiser la rencontre. Toujours est-il qu’un rendez-vous avait été fixé avec Félix Galénos, seul, impérativement.
Le lieu choisi était l’église paroissiale, celle précisément dont Jean-Baptiste était le curé : pure coïncidence ?
Zigomir avait été un de ces adorables enfants dont la peau conserve le bronze mêlé de multiples ancêtres, doré aux innombrables soleils de tous les Tropiques ou d’ailleurs. Il avait eu ce regard épanoui, cette vivacité espiègle et cette pétillante intelligence prometteuse que l’on rencontre si souvent chez les enfants des « quartiers ». D’abord livré à la misère et à l’ignorance de sa famille, puis à l’impuissance du système éducatif, il avait enfin bénéficié de l’école de la rue. C’est ainsi qu’il était devenu un petit caïd de cité.
La construction du mur extérieur de Moenia avait en quelque sorte été sa chance ; en effet, la cité dans laquelle il vivait s’était alors retrouvée à l’intérieur de la ville, dans la zone d’accueil.
Vif comme il l’était, et toujours sous la protection de sa bonne étoile, il avait subi avec succès les tests du passage au crible, et il était resté sur place. Vacillant encore un peu entre deux mondes, et avec beaucoup de retard, il avait entrepris le long chemin de l’intégration.
Il n’eut aucune difficulté à repérer Félix Galénos. Il s’approcha et se présenta.
— Si je comprends bien, M’sieur Félix, vous cherchez notre bon curé Jean-Baptiste ?
— Oui, en quelque sorte ; j’aimerais bien le rencontrer. Vous le connaissez ?
— Sûr que je le connais ! C’est que, je lui dois beaucoup. Il m’a souvent aidé, au moral et au portefeuille, vous savez. Oui, parce qu’avec son aide, j’ai décidé de m’en sortir, et j’apprends un métier, soudeur. Après, je pourrai peut-être travailler à l’usine.
— Vous l’avez vu, récemment ?
— Non, justement, et il me manque.
— Pourquoi cela ?
— Eh bien, parce que pour croûter j’ai des problèmes maintenant. Avant, il m’aidait bien…
— Et alors, comment vous vous débrouillez ?
— M’sieur Félix, on m’a dit que vous étiez un type super et que je pouvais avoir confiance. Alors, je vais tout vous dire : je fais le deal des champignons, la contrebande, quoi…
— Des champignons hallucinogènes ?
— Bé oui ; depuis que le Maire a fait sa réglementation, c’est extra pour nous : les gens de la ville ils en redemandent et ils payent bien !
— Soyez tranquille, Zigomir, je ne suis pas de la police et ce ne sont pas les champignons qui m’intéressent, c’est Jean-Baptiste. Qu’est-ce que vous en dites, vous ?
— Qu’il faudra passer de l’autre côté du mur, si on veut des infos ; lui, il y allait souvent.
— Ah, ça, alors ! Et qu’est-ce qu’il y allait faire ?
— Son « apostolat » comme il disait ; il voulait les convertir ceux de l’autre côté.
— Et comment est-ce qu’il faisait pour passer de l’autre côté ?
— Ça, c’est un super grand secret ! Sérieux, eh ! C’est bien parce que c’est vous… Mais attention, il faudra surtout rien dire, parce que si on se fait alpaguer, on est cuits… .
— Promis.
— Alors, je vous raconte. Avant le mur, quand on était gamins, on fouillait partout : vous savez, les mômes ! Eh bien, on allait souvent au vieux château en ruines, et on se racontait des histoires de souterrain. Eh bien, de souterrain, on en a trouvé un, un jour, tout écroulé. On y a passé des jours entiers à gratter, et on a fini par trouver la sortie.
— Où ça ?
— Vous devineriez jamais ! Ici !
— Comment, ici ?
— Oui, dans l’église, derrière le maître autel. Et le curé Jean-Baptiste, il le savait même pas !
— Vous le lui avez dit ?
— Et puis quoi, encore ? Mais, c’est pas fini. Quand ils ont construit le mur, eh bien le château est resté d’un côté et l’église de l’autre. Vous pigez ?
— Incroyable !
— Et quand Jean-Baptiste a commencé à être aussi chouette avec moi, je le lui ai dit, parce qu’il voulait passer de l’autre côté pour aller filer un coup de main aux pauvres, et c’était devenu trop dur de passer. Et moi aussi je voulais être chouette avec lui.
— Il y passait souvent ?
— Ah, ça oui. Au moins toutes les semaines, et il y a pas longtemps encore.
— Alors, qu’est-ce que vous me proposez ?
— Vous voulez une piste, ou vous en voulez pas ? Si vous en voulez, il faut y aller ! Il y aura qu’à être prudents et s’équiper. Ah, oui, attendez : avec un costard comme ça vous allez vous faire repérer ! Mais j’ai ce qu’il faut, là.
Zigomir conduisit alors Félix Galénos vers une sorte de débarras, derrière l’autel. Il lui fit enfiler un vieux blouson et un bonnet noir en laine. Il fit de même pour lui, et compléta sa tenue par de faux piercings placés aux bons endroits : pas question de se tromper de codes !
— On y va ?
— On y va !
La porte était dissimulée par un antique tableau religieux, mité, crasseux, posé là de travers, comme négligemment.

*

De l’autre côté, la sortie se faisait au milieu d’un champ de ruines dévoré par des végétaux en putréfaction et, dans l’obscurité ambiante, ils n’eurent aucune difficulté pour sortir sans être remarqués.
— Nous allons faire un coucou à la famille. Oui, l’autre partie de ma famille, celle qui est restée coincée ici.
De ce côté-là du mur, toutes les horreurs naturelles que Félix Galénos avait pu percevoir en ville étaient dramatiquement décuplées, et le reste aussi. A la pestilence de la pourriture végétale s’en ajoutaient d’autres : âcres fumées chimiques venues de feux sauvages, relents de détritus domestiques, émanations d’autres résidus plus inquiétants encore.
Une indescriptible cacophonie s’abattit sur lui : musiques lancinantes dont les basses étaient violemment et mécaniquement pulsées, chansons proférées dans une profusion de langues incompréhensibles y compris le verlan, voix de prédicateurs répercutées par des hauts parleurs, chamailleries, invectives, injures.
Privé, comme il l’était, de l’usage de la vue, Félix Galénos était heureusement préservé du spectacle offert par le paysage : dégradations omniprésentes, gigantesques tags fluos irrévérencieux ou obscènes, invraisemblables accoutrements des passants.
Les rues étaient tellement encombrées de saletés que Félix Galénos dut se laisser guider par Zigomir, mais seules quelques pâles loupiotes, saignées à blanc par les dérivations clandestines, les éclairaient vaguement de loin en loin, si bien qu’ils trébuchèrent tous les deux. Instinctivement, ils se raccrochèrent à un passant.
— L’est chirdée ou quoi la caillera?
— Pardon, je ne comprends pas. Vous dites… ? –risqua Félix Galénos-.
— Eh, i m’tchache ce keum ? I m’tchatche? Arrache-toi d’là, s’pèce de blarf !
— Laisse béton, mec ! T’as pas vu qu’il est aveugle ? –lança Zigomir, en aidant Félix Galénos à se redresser-. Allez, M’sieur Félix, courage, on arrive.



21

L’oncle et la tante de Zigomir, ainsi que leurs enfants, demeuraient dans l’un des centaines d’alvéoles borgnes de l’ancienne « Cité de la Ruche » qui avait été rebaptisée « Le Guêpier » par ses locataires.
Pas un millimètre des murs n’était libre de tags, et sur plusieurs épaisseurs, ce qui constituait le seul entretien dont bénéficiait le bâtiment. Mais les habitants ne s’en plaignaient plus, disant qu’au moins cela les protégeait de l’humidité.
L’intérieur de l’appartement était fort bien tenu, dans l’émouvant dénuement du logis des pauvres : mobilier dépareillé, vaisselle récupérée à la décharge et soigneusement disposée, récipients hétéroclites bien astiqués. Unique concession au luxe et à la modernité, le téléviseur et l’ordinateur.
Seule la tante était à la maison. Madame Orkida, déjà un peu âgée, au visage buriné, était vêtue de couleurs sombres. Zigomir lui présenta son invité.
— Vous êtes ici dans un appartement de pauvres, Monsieur Félix ; je vous prie de m’en excuser.
— Etre pauvre, cela ne veut pas dire être indigne, Madame.
— J’essaye de m’en persuader, mais ce n’est pas l’image qu’on nous renvoie, croyez-le bien !
— Qui donc vous renvoie cette image ?
— Eh bien, ceux de la ville, de l’autre côte du mur. Nous, nous sommes restés ici au moment de sa construction parce que nous vivions dans une cité mal famée : miséreux, chômeurs, délinquants, extrémistes de tous bords, propagande religieuse effrénée, embrigadement des jeunes, etc. Déjà la police ne pouvait plus entrer ici, alors nous avons été rejetés en bloc.
— A quelle propagande religieuse faites-vous allusion ?
— A toutes, ou presque.
— Comment expliquez-vous ce phénomène ?
— C’est bien simple. Déjà avant cette monstrueuse nuit nos jeunes étaient livrés à l’abandon : par les familles au chômage et rejetées par le racisme, par l’école qui a été rapidement débordée et par l’angélisme de nos politiciens. Ah, ceux-là, ils n’ont pas vu qu’ils nous préparaient de véritables bombes à retardement ! Et depuis, c’est de pire en pire… Alors, vous savez ce qui se passe dans ces cas-là ? C’est le bâton qui prend le dessus, et dans la main de fer. De l’autre côté du mur, c’est la dictature du maire, et ici, c’est l’ordre théocratique.
— Qu’est-ce que vous entendez par « ordre théocratique » ?
— Je veux dire que les chefs religieux ont pris les choses en mains. La peste de la nuit, ça a été une aubaine, pour eux : ils ont commencé par raconter que c’était de la faute des femmes, de leur émancipation intellectuelle et surtout de leur tenue débraillée. Ils ont expliqué que c’était un châtiment de Dieu, en nous faisant voir que tous les textes sacrés étaient remplis d’exemples de ce type de châtiments divins.
— Et les gens les ont crus ?
— Bien sûr ; la misère et surtout l’ignorance sont leur principal fonds de commerce : ils exploitent l’une et ils entretiennent l’autre en favorisant l’obscurantisme. Et ils ont été tellement convaincants que les jeunes croient maintenant être libres de leur choix !
— Vous pensez donc qu’il y a eu une régression ?
— Absolument ! De mon temps, Dieu n’était pas si méchant, en tout cas ses représentants ne le montraient pas comme ça. Il suffisait d’aimer son prochain pour être aimés de Dieu. Ils étaient un peu comme Jean-Baptiste.
— Jean-Baptiste ? Vous le connaissez donc ?
— Bien sûr ! Il était ici il y a encore quelques jours.
— Que venait-il faire ici ?
— Il est toujours venu ici pour aider les pauvres ; et il continue. Il leur donne beaucoup, matériellement et spirituellement. Et surtout il essaye de nous expliquer que, puisque tous les chefs religieux affirment qu’il n’y a qu’un Dieu, cela doit bien être vrai, et qu’alors il vaut mieux se mettre tous d’accord pour l’adorer ensemble que de s’entretuer pour défendre chacun sa chapelle. C’est ce qu’il appelle le « dialogue des religions ».
— Vous parlez de lui au présent ; est-ce que cela veut dire que nous pourrions le rencontrer ici aujourd’hui ?
— Aujourd’hui, je ne sais pas où il est, mais vous devriez descendre au local, on vous renseignera bien.
— Où ça ?
— En bas, dans le sous-sol de la barre. Vous savez, il y en a partout maintenant. Notre chef religieux vient d’en aménager un nouveau pour le culte. Mais il vous faudra trouver un interprète, parce qu’il ne parle pas notre langue.
— Pas de problème là-dessus –assura Zigomir- ; moi je connais un peu toutes les langues qu’on parle dans la cité. Nous nous comprendrons bien.

*
Ils trouvèrent facilement le local, richement aménagé et profusément décoré de symboles religieux. Des fidèles y étaient en prière, d’autres déambulaient. Zigomir se renseigna, et on les conduisit au bureau du responsable des lieux.
Zigomir n’eut pas de difficultés pour la langue, et il traduisit dans les deux sens.
— Soyez les bienvenus. Vous êtes ici dans la maison de Dieu. Et Dieu est le plus grand ; loué soi-il. En quoi puis-je vous être utile, avec l’aide de Dieu ?
— Voilà : nous aimerions rencontrer Jean-Baptiste…
— Ah, notre vénérable frère Jean-Baptiste. Quel excellent frère nous avons là ! Grâces en soient rendues à Dieu !
— Vous dites « frère », n’est-ce pas ?
— Bien sûr ; Dieu soit loué ! C’est en effet le meilleur de tous les frères que Dieu nous ait envoyés, par sa générosité, sa ferveur, sa pureté, son obéissance.
— Vous êtes donc sur la même « longueur d’onde divine », si j’ose dire ?
— Pas exactement au début. Mais maintenant, et grâce à la Lumière Divine, il s’est miraculeusement rapproché de nous. On pourrait même dire qu’il est devenu le meilleur des nôtres, Dieu en soit loué.
— Ce qui signifie ?
— Cela signifie que nous parlons maintenant le même langage, celui de Dieu.
— Vous avez donc réalisé le « dialogue des religions » ?
— Mieux que cela ! Il savait bien que son Dieu et le nôtre, c’est le même Dieu, mais il a bien compris maintenant que notre manière à nous de l’honorer, de le servir est bien supérieure à la sienne, bien plus pure, plus élevée.
— Ah !
— Et où pourrions-nous le rencontrer ? Savez-vous où il est ?
— Non ; pour le moment, il n’est pas disponible ; il est parti en Mission. Et avec l’aide de Dieu, il va réaliser de très grandes choses. Dieu soit loué de ce prodige ! Et, maintenant, Dieu m’appelle à mon devoir de prière ; excusez-moi, mes amis.

*
Sur le chemin du retour, Félix Galénos ressassait indéfiniment cette dernière phrase : « Il est parti en Mission ». Distrait, contrairement à son habitude, et malgré l’aide de Zigomir, il trébucha et heurta violemment quelqu’un à l’angle d’un carrefour.
— Je vous demande bien pardon !
— Vous êtes tout excusé, Monsieur, d’autant plus que vous êtes aveugle, à ce que je vois. D’ailleurs, qui se préoccupe de voir une vielle mendiante au coin de la rue ?
Sous la pâle lumière de la loupiote, la vieille mendiante avait l’air souffreteuse. Son visage blafard était poudré de blanc, comme pour dissimuler une barbe mal rasée. Zigomir l’aida à remettre en place sa vieille cape rapiécée.
— Oui, Monsieur –poursuivit-elle-, personne ne lève les yeux sur une mendiante, surtout si elle est vieille ! Nous sommes le rebut, la lie ! Et en plus, on nous diabolise.
— Vraiment ? –demanda Félix Galénos.
— Oh, oui, vraiment ! Mais, en réalité, si on nous diabolise, c’est parce que nous ne marchons pas droit dans la combine des religieux qui ont le pouvoir. Tenez, à propos de religieux, je vous ai vus sortir du local du Guêpier : êtes-vous adeptes de cette religion ?
— Non, non, pas du tout. Nous cherchions un ami.
— Et vous l’avez trouvé ?
— Non. On nous a dit qu’il était « en Mission ».
— La-bas on vous a dit qu’il était « en Mission » ? Et vous savez ce que cela signifie, pour eux ?
— Non.
— Eh bien, pardonnez-moi, mais je préfère ne pas vous le dire…

*
Autre chose troublait maintenant Félix Galénos : cette voix, et, sous l’odeur de crasse et de fumée de la cape, ce parfum…




22

De retour au domicile des Bruyère, Félix Galénos, au silence qui régnait dans le salon, perçut tout de suite une atmosphère particulièrement plombée.
— Ah, Monsieur Félix, vous arrivez à point nommé. Cette fois je vais vraiment avoir besoin de vous. –La voix de Robert-Nicolas Bruyère semblait littéralement cassée.- Les nouvelles sont particulièrement scandaleuses. Ah, les salauds !
— Que se passe-t-il, Monsieur Robert-Nicolas Bruyère ?
— Tenez, là, regardez ! … oh, pardon, je ne sais plus ce que je raconte… Ils m’ont tellement exaspéré… Attendez, je vais tout vous lire.
Robert-Nicolas Bruyère saisit brusquement le journal qu’il avait laissé tomber sur le sofa. Il s’agissait d’un exemplaire du jour du quotidien national Le Franc Céfran et, à la première page on pouvait voir ceci, qu’il lut in extenso avec la rage dans la voix :

La fin de l’Empire Bruyère ?
Après avoir régné sur Moenia pendant plusieurs générations, le « système Bruyère » se lézarde profondément.
Nous pourrions assister, à terme, à un bouleversement majeur.

Moenia : la ville des « murailles  Bruyère », des « Soleils Bruyère », des « Usines Bruyère » et du Maire Robert-Nicolas Bruyère est-elle en train de devenir la ville de « l’échec Bruyère » ?
Une enquête de nos envoyés spéciaux à Moenia, Thomas Levoit et Justine Ledit.
Pour visiter Moenia, il faut d’abord entrer, et ce n’est pas chose facile ! Une invraisemblable série d’obstacles policiers et douaniers se dresse d’abord devant vous : passer les frontières de la « muraille » s’avère encore plus difficile que de franchir un « rideau de fer ».
Il faut ensuite, pour circuler dans les rues, évoluer dans un véritable gymkhana de bornes électroniques et autres fastidieux contrôles intermédiaires.
La population semble s’y être habituée, à moins qu’il ne s’agisse d’attitudes serviles dictées par la peur de l’autorité.
Il règne, apparemment, dans cette ville, un « ordre parfait » imposé par le « credo » du maire : « Rigueur et efficacité ».
Nous avons voulu y voir plus clair, afin d’informer scrupuleusement nos lecteurs, en toute objectivité. Et nous avons découvert que tout ce qui brille n’est pas Bruyère ! Transition toute trouvée pour évoquer les « Soleils Bruyère ».
La géniale trouvaille de l’industriel-maire-empereur, qui semblait devoir établir définitivement sa fortune, viendrait d’être l’objet d’une plainte devant les tribunaux. En effet, on aurait constaté qu’à la lumière de ces soleils artificiels prolifèreraient des puces transgéniques qui seraient capables de contaminer l’homme. Et ce n’est pas tout : les puissants filtres UV que notre industriel mégalomane aurait fait mettre en place pour éliminer les bestioles se seraient révélées cancérigènes pour l’être humain. Si les plaignants obtenaient gain de cause devant les tribunaux, on aboutirait à l’interdiction pure et simple de la fabrication de ces artéfacts, et ce serait bien entendu la ruine de notre homme-providence.
Une autre plainte aurait été déposée contre l’empereur de Moenia, et cette fois en tant que maire, au sujet de la prolifération d’algues géantes qui


obstrueraient le lit de la rivière et provoqueraient une alarmante montée des eaux dans les bas quartiers de la ville. Nous avons pu apprendre que la situation serait dores et déjà irréversible.
Mais il y aurait pire : il semblerait que, malgré l’interdiction édictée par le maire, se développerait un intense trafic illicite de champignons hallucinogènes qui transiterait par des passages secrets que l’on aurait pratiqué sous les murailles. Si cela se révélait exact, cela conduirait inévitablement à une intoxication généralisée de la population.
Face à cette situation qui se révèlerait donc catastrophique si elle se confirmait, nous nous sommes laissé dire qu’une opposition politique serait en train de se mettre en place, grâce au réseau Internet et aux téléphones mobiles avec les SMS. Un « conseil municipal virtuel » serait déjà mis en place, en vue des prochaines élections et, cerise sur le gâteau, l’une des propres filles du tout-puissant maire y serait impliquée.
Donc, affaire à suivre ! Nous ne manquerons pas, avec toute l’objectivité qui s’impose, de tenir nos lecteurs informés, dès que la rumeur nous aura apporté des éléments nouveaux.

— Ah, Monsieur Félix, ce torchon, cette ordure ! Je vous fiche mon billet qu’ils vont entendre parler de moi. Ah, les salauds, ce journaleux de mes d… -pardon !- . C’est moi qui vais leur mettre un procès au c… -pardonnez-moi encore, mais ils me sortent de mes gonds !-. Je n’en peux plus…
Vous avez vu comment ils manient le conditionnel ? Langues de vipères, fouille-m… -excusez-moi !-, et lâches, veules ; des lavettes !
Et la diffamation, en plus ! Ça, Monsieur Félix, je peux vous assurer que je ne le leur pardonnerai pas : mêler une de mes filles à cette honteuse magouille écobuesque ! Parce que c’est eux les traîtres !
Et qu’est-ce que c’est que cette « enquête » ? Personne ne les a vus, ces gribouillards ! Si ça se trouve, ils ne sont même pas venus à Moenia, ou bien ils sont restés peinardement à l’hôtel et ils auront passé trois coups de fil à ces imbéciles de l’opposition ! Eh bien, on va voir ce que l’on va voir !!
Vous ne dites rien, Monsieur Félix ? Vous n’êtes pas d’accord avec moi ?
— Je pense, Monsieur Robert-Nicolas Bruyère, qu’il y a la forme et qu’il y a le fond. Pour ce qui est de la forme, vous avez cent fois raison : même dissimulée sous des noms ronflants et de mirobolantes déclarations d’intention, la presse dérive : il faut d’abord et surtout vendre du papier ! Il faut « sortir » le premier, alors on bâcle les enquêtes et on se couvre prudemment sous une profusion de conditionnels. Tranquilles : le tour est joué ! Là, oui, je suis d’accord avec vous.
Pour ce qui est du fond, je crois vous l’avoir dit un jour, les faits sont têtus. Il faut y regarder calmement. Chez moi on dit : « Il n’y a pas de fumée sans feu »…
— Vous n’allez pas me dire… ?
— Non, je me garderais bien d’affirmer quoi que ce soit à la légère. Je ne suis pas « journaleux », moi. Je pense simplement qu’il convient de regarder les choses de près, scrupuleusement.
— Vous vous moquez de moi ? « Scrupuleusement » ! Mais c’est précisément le mot qu’ils emploient, ces gribouilleurs !
— Eux, ils nous mentent ; mais qui vous oblige à vous mentir à vous même ?
— Bah ; je ne sais pas quoi vous dire… Et toi, Laetitia, je te trouve bien calme ! Ça ne t’inspire rien, cette ordure ?
— Tu as déjà tout dit, et Monsieur Félix a fort bien complété. Ah, si, peut-être ! Si ces « journaleux », comme tu dis avec juste raison, avaient fait leur boulot, ils auraient vu qu’un nouveau site vient de s’ouvrir sur Internet : « En direct avec Dieu », et ils se seraient rendu compte que, sous couvert d’une benoîte liste de diffusion mystique, il s’agit en réalité d’un réseau de recrutement clandestin, basé de l’autre côté des murailles. Et je ne te dis pas les ravages que cela fait dans la zone d’accueil…
— Comment tu sais ça, toi ?
— Il faudrait te mettre un peu à la page ! Tu devrais aller un peu plus souvent sur Internet ; tu en apprendrais des choses…
— C’est un peu fort de café, ça, ma fille ! Vous entendez ça, Monsieur Félix ? Dites quelque chose !
— Monsieur Robert-Nicolas Bruyère, vous n’avez jamais songé à la retraite ?
Robert-Nicolas Bruyère encaissa et ne répondit pas. Il se replongea pour la énième fois dans la lecture de son article, pestant et maugréant.
Laetitia en profita pour glisser rapidement quelques mots à l’oreille de Félix Galénos : — Rendez-vous demain dix-huit heures à l’église. Affaire extrêmement grave.




23
Si Félix Galénos avait pu les voir, il n’aurait pas reconnu Laetitia ni Zéphyra. Elles s’étaient grimées en vieilles bigotes traditionnelles : vêtements noirs, chignons à épingles et chapeaux plats à voilette.
Elles l’attendaient, comme sagement en prière, dissimulées derrière un pilier de l’église. Elles entendirent son pas et le bruit de sa canne.
— Bonjour, Monsieur Félix. Nous vous attendions –dit Laetitia-.
— Bonjour, Laetitia. Qu’y a-t-il de si grave pour que vous m’ayez donné rendez-vous ici, et d’une manière aussi solennelle ? Et qui est avec vous ?
— Je suis avec Zéphyra ; nous ne serons que tous les trois pour cette rencontre. Ce qui est grave ? Tout, Monsieur Félix ; tout.
— Bienvenu, Monsieur Félix. -Cette voix, ce parfum… Félix Galénos reconnut immédiatement Zéphyra, et il sentit en même temps monter au fond de lui un indéfinissable souvenir, quelque chose que sa raison avait sans doute de la peine à accepter. Il n’arrivait pas à se le formuler-. —Laetitia a raison : la situation est très grave ; nous allons devoir l’analyser en profondeur et sans doute prendre d’importantes décisions. Et pour être plus tranquilles, nous allons nous installer dans la sacristie. Si quelqu’un se présente, nous dirons simplement que nous attendons le curé.
Lorsqu’ils ouvrirent la porte de la sacristie, une bouffée de moisi glacial s’empara de leurs narines, de ce moisi funèbre qui règne si souvent dans les églises, mélange de papier détrempé, de salpêtre, d’encens fané, d’encaustique sur bois pourri, de parfums gâtés de bigotes rancies. Ils ressentirent une oppression sinistre, décuplée par les relents venus de l’extérieur.
Ils prirent place autour de la table, assis sur les chaises dépareillées qui l’entouraient.
— Cela doit faire déjà quelque temps qu’il ne revient plus ici –remarqua Zéphyra-, avec une pareille atmosphère… . Par où commençons-nous ?
— Par les dernières nouvelles, qui ne sont pas bonnes, Zéphyra –reprit Laetitia-. Tu as lu l’article paru hier dans Le Franc Céfran ?
— Oui, bien sûr ! Une ordure ! Mais sur le fond, tu sais bien que tout cela est vrai… . Et ton père, comment a-t-il réagi ?
— Sur le moment, il a piqué une colère noire ; je crois qu’il ne voulait ou qu’il ne pouvait pas voir. Pendant la nuit, maman m’a dit qu’il n’avait pas fermé l’œil et, ce matin, il était lessivé. Il lui a dit que s’il perdait le procès des « Soleils Bruyère » il serait ruiné, et qu’il ne garantissait plus rien.
— Qu’est-ce que cela veut dire ?
— Ça peut tout vouloir dire… Tu sais, et Monsieur Félix pense comme moi, que c’est un homme rigide : il ne pliera pas ; il cassera. Mais comment ?
— Est-ce que tu crois qu’il démissionnerait de son poste de maire ?
— Ah, s’il « casse », ce ne sera pas à moitié ; il cassera tout ; je le connais.
— Quelle probabilité y a-t-il qu’il perde son procès, d’après toi ?
— Enorme !
— C’est aussi mon avis. Cela veut dire qu’il faut que nous soyons prêtes à toute éventualité, et peut-être que le temps presse.
— Prêtes, à quoi ? –demanda Félix Galénos ?
— Rappelez-vous, l’article du Franc Céfran : il y était question d’un « conseil municipal virtuel ». Entre parenthèses, je me demande comment ils ont pu savoir ça, ces maudits journalistes ! Et on y lisait que « l’une des propres filles du tout-puissant maire y serait impliquée ». Eh bien, c’est de cela même qu’il s’agit : ce « conseil municipal virtuel », il est pour le moment constitué de deux personnes : Laetitia et moi.
Je n’irai pas par quatre chemins : Monsieur Félix, voulez-vous être des nôtres ?
— Moi ? Vous n’y pensez pas ?
— Si, précisément, nous y pensons. Nous avons besoin de personnes sensibles, sensées et diversifiées ; pas de professionnels de la politique ! Le temps presse, mais nous vous laisserons tout de même quelques jours pour y réfléchir.
Félix Galénos fut subjugué par la force de Zéphyra. Il resta coi un moment et durant cette courte pause il sentit que l’humidité glaciale du lieu était en train de lui congeler les os. Il ne put réprimer un frisson :
— Brrrrr !!! Ce froid, cette puanteur, c’est presque pire que de l’autre côté du mur !
— Ah, oui, au fait, dites-nous ce que vous avez appris là-bas –questionna Laetitia-.
— Des choses graves, et que je n’ai pas toutes comprises, d’ailleurs. Surtout ce que nous a dit la vielle mendiante.  -En prononçant ces mots, Félix Galénos eut une soudaine fulgurance intérieure : la vieille mendiante, la voix et, surtout, ce parfum…. Il se risqua : — Oui, parce que j’ai rencontré une vieille mendiante, Mademoiselle Zéphyra, une vielle mendiante que je n’aurais pas reconnue si j’avais pu la voir. Mais, vous savez, nous autres, aveugles, nous « voyons » autrement, et parfois mieux que les autres…
— Oui, mais elle qui y voyait clair, elle vous a vu sortir du local du « Guêpier », et vous l’avez bousculée, en plus ! Ça, ce n’est pas bien, Monsieur Félix ! Vous avez parfaitement bien « vu ». Vous comprenez pourquoi nous avons besoin de personnes comme vous ?
— Toi ??? –lança Laetitia effarée-.
— Oui, moi. Et je peux te dire que ce que j’ai compris là-bas est effrayant, catastrophique, monstrueux…
— Explique-toi, je t’en prie.
— Jean-Baptiste est « parti en mission » pour le compte des religieux du local.
— Je ne comprends pas –dirent en cœur Laetitia et Félix Galénos-.
— Ah, vous ne comprenez pas ? Eh bien, vous pouvez imaginer le pire de tout : il s’agit d’une « mission » terroriste !! Et Dieu seul y peut maintenant quelque chose…
Félix Galénos se sentait défaillir : ce froid sépulcral, cette probable tragédie…
— Le temps nous est compté –reprit Zéphyra-. Vite, il faut en avoir le cœur net. Tant pis si on nous prend : il faut fouiller partout !
Dans la sacristie, une petite porte était entrouverte, chose totalement inhabituelle. Ils entrèrent. C’était la petite chambre, monacale, de Jean-Baptiste.
Des livres partout, des papiers couverts de « pensées » et autres notes manuscrites : « Les Evangiles sont en réalité un texte gnostique ; il suffirait d’en retrancher tout ce qui ne l’est pas, qui a été rajouté ou modifié, et on aurait la clef. » « L’Apocalypse de Jean : le lire en clef chamanique. »
Laetitia ouvrit un tiroir. Il n’y avait qu’une seule chose, qui leur sauta aux yeux : une enveloppe fermée qui portait ces mots, de l’écriture de Jean-Baptiste : « A n’ouvrir qu’après moi ».
— Ouvre cette enveloppe –dit Zéphyra, impérativement-.
Laetitia était terrorisée ; de ses mains tremblantes elle ouvrit.
L’enveloppe contenait une vieille photo, découpée dans un journal, et un texte manuscrit.
— Donne-moi cette photo, Laetitia.
Zéphyra jeta un coup d’œil et, presque instantanément elle s’écria : — C’est lui ! Je m’en serais doutée ! -Elle venait de reconnaître le visage pathétique, émacié, les yeux creusés dans les orbites, la longue barbe et le geste prophétique d’un terroriste célèbre.- — C’est bien lui ! Et il y a quelque chose d’écrit au bas de la photo : « Quel dommage que tu aies mal tourné, toi ! Tu as le plus beau visage de Christ que j’aie jamais contemplé… ». Vous comprenez ce que cela veut dire ? Vous comprenez ?
Félix Galénos était tétanisé.
— Et le papier manuscrit ? –demanda Laetitia.
— Attends, je lis : « Je pars. Je m’en vais. Je sais que la cause que je vais « défendre » est mensongère et criminelle. Je le sais, mais j’y ai trouvé l’ultime degré de l’absolu que j’ai cherché toute ma vie et n’ai jamais trouvé : je vais « tenter Dieu », bien que les Textes me l’interdisent. Mais, n’est-il pas aussi écrit : « Cherche et tu trouveras », « Frappe et l’on t’ouvrira ». Je vais frapper à la porte de Dieu et j’aurai Sa réponse. Si je meurs vous saurez que cette « cause » était doublement criminelle : pour moi et pour mes victimes. Si je survis, nous saurons que Dieu existe et qu’Il es bon. Adieu. »

Ils restèrent là, tous les trois, muets, pétrifiés.
On entendit soudain un grand bruit sourd sur le plancher. Félix Galénos s’était effondré. Il fut, pendant quelques instants, secoué de spasmes frénétiques, et tout cessa brusquement.



24
Dans les salles de « réa », la conversation entre les patients et les soignants se résume à peu de choses : « Bip…, bip…, bip…, glup…, glup…, glup…, fff…, fff…,  fff… » .
Félix Galénos était là, étendu sur son lit, entubé, perfusé, ventilé, sondé. D’innombrables tuyaux de tous diamètres qui entraient et sortaient de son corps par tous les orifices, naturels et artificiels, le faisaient ressembler à un poulpe extraterrestre, échoué sur une plage blanche.
« Bip…, bip…, bip…, glup…, glup…, glup…, fff…, fff…,  fff… » .
Le temps est terriblement long, dans ce genre de circonstances. Les cœurs se serrent, l’angoisse étreint les gorges. On se prend à penser à la vie et à la mort, celles du patient et les nôtres, personnelles.
« Bip…, bip…, bip…, glup…, glup…, glup…, fff…, fff…,  fff… » .
A l’autre extrémité de la chambre, des têtes basses écoutaient douloureusement passer le temps :
« Bip…, bip…, bip…, glup…, glup…, glup…, fff…, fff…,  fff… » .
En fond sonore, la télévision parlait un peu toute seule. Personne n’écoutait vraiment, mais cela maintenait une sorte de présence, un semblant de vie.
Et toujours ces « Bip…, bip…, bip…, glup…, glup…, glup…, fff…, fff…,  fff… » .
C’était l’heure du Journal télévisé et, dans l’indifférence générale, la présentatrice égrenait les titres du Journal : «… Réunion du Conseil des Ministres : importante déclaration du Ministre de l’Economie et des Finances » ; «… Elections présidentielles aux Etats Unis » ; « … Et, pour terminer, une série de faits étranges concernant un attentat terroriste manqué... »
— Vous ne pourriez pas monter un peu le son ? Je crois qu’on parle d’attentat terroriste manqué.
— QUI A PARLĖ ??? -s’exclamèrent d’une seule voix épouvantée toutes les personnes qui veillaient au chevet du lit-.
— Vous voyez bien que c’est moi, tout de même !
— Comment, TOI ? Mais C’EST UN MIRACLE !!! Il parle !!! Il est réveillé !!! Il est sorti du coma !!! Oh, mon Dieu, Merci….
— Eh bien, oui, je parle. Qu’est-ce qu’il y a de bizarre à cela ?
— De bizarre ! Mais tu ne te rends pas compte que tu étais dans le coma ?
— Dans le coma, moi ? Et où suis-je, là ?
— Eh bien, à l’hôpital ! A l’hôpital !
— Mais, qu’est-ce que tu fais là, toi, ma bonne Adelphine ?
— Comment, qu’est-ce que je fais là ? Je veille sur toi, voyons !
— Ah, ça, alors ! Mais montez un peu le son de la télé, je vous prie, vite, je veux entendre ce qu’ils disent à propos de cet attentat manqué.
— Tu viens à peine de sortir du coma et tu fais déjà de la politique ?
— Attends, je t’expliquerai. Laisse-moi écouter, avant.
— « … un reportage exclusif de nos envoyés spéciaux dans la Capitale…. Un attentat terroriste manqué… Louis Zicroit, vous êtes sur place, en direct : à vous l’antenne. »
— « Chers téléspectateurs, incroyable, je vous assure, c’est incroyable ! Un terroriste qui voulait sans doute rejoindre Dieu dans le ciel a terminé sa course en retombant à la cime d’un arbre ! »
— « Vous pourriez nous donner quelques détails en ‘live’, Louis ? »
— « Et comment ! Nous sommes ici, devant les grilles de l’Ambassade, et comme vous pouvez le voir derrière moi, à l’image, le terroriste est encore suspendu aux plus hautes branches de l’arbre. Il semble un peu inconscient, et nous attendons d’une minute à l’autre l’arrivée des Services de secours. Madame… Madame, s’il vous plaît, en direct pour la télévision. Vous avez été, je crois, témoin de cet extraordinaire événement. Pourriez-vous nous donner, à chaud, quelques informations croustillantes. Nos téléspectateurs sont suspendus à vos lèvres, comme notre homme est suspendu à son arbre, et ils sont là, prêts à boire vos paroles. D’ailleurs, c’est l’heure de l’apéritif ! »
— « Bien volontiers, et j’en profite pour faire coucou à la famille : tu me vois, tu m’entends mon petit Hector ? »
— « Sympa, ça. Mais venons-en au fait. »
— « Eh bien, figurez-vous que je passais par là, et que j’ai vu un homme apparaître brusquement, couvert d’une cagoule… »
— « La tête couverte d’une cagoule, vous voulez dire, je suppose !
— « …oui, la tête : où ai-je la mienne ? J’ai bien vu qu’il avait un ventre un peu trop gros, et maintenant je comprends pourquoi ! Alors, il s’est approché de la grille, il a tiré sur une ficelle qui pendait sous son pull, et ça a fait comme le départ d’un feu d’artifice, comme une fusée ! Il s’est envolé dans les airs, haut comme ça, et il est retombé sur l’arbre, là ! »
— « Il a crié ? Il adit quelque chose ? »
— « Oui, il a crié : ‘Si tu existes, sauve-moi’. »
— « Mais c’est sensationnel ça ! Sensationnel ! Du jamais vu !D’habitude, les terroristes, ils explosent ! Quel scoop ! Ce serait un événement tragique s’il n’était pas aussi ridicule ! Mais, voici que les Services de sécurité hissent la grande échelle. Un sauveteur grimpe, quelle agilité, quel talent ! Il charge maintenant le terroriste sur ses épaules, et il redescend. Youpi ! Nous allons pouvoir interviewer l’homme en direct. Quel scoop, je vous dis, quel scoop !
Monsieur, Monsieur, pour la télévision, en direct, s’il vous plaît : des millions de téléspectateurs sont actuellement rivés à leur écran, je les vois , le verre à la main, buvant déjà vos paroles… .Votre nom, Monsieur… »
— « Jean-Baptiste. »
— C’EST LUI !!! s’écria Félix Galénos, C’EST LUI !! Zéphyra avait bien raison. Ah, Zéphyra, Zéphyra…
— Mais, dis-donc, qui c’est cette Zéphyra ? –s’écria Madame Galénos-. Il faudra que tu m’expliques ça, toi !
— « Monsieur Jean-Baptiste, quelle est votre pays d’origine ? »
— « Le Céfran. »
— « Je pense que nos auditeurs auront compris car j’avoue que je ne vois pas… . Et quelle est votre profession ? »
— « Curé de paroisse, d’une paroisse de Moenia, au Céfran. »
— « Ah… ! Et que faisiez-vous là-haut ? »
— « Je cherchais Dieu. »
— « Vous cherchiez Dieu ? Et vous l’avez trouvé ? Quel scoop, mes amis, quel scoop ! »
— « Je sais maintenant qu’il existe. »
— « Et c’est lui qui vous l’a dit ? »
— « Non, bien sûr ! Dieu ne parle jamais aux hommes ! Et ceux qui le prétendent sont des imposteurs ! Dieu est à l’intérieur de nous : ‘Connais-toi toi-même, et tu connaîtras la Nature et les Dieux’ ; ça fait plus de deux mille ans que cela a été dit ! »
— « Ah, quel scoop ! Je vous jure, quel scoop ! Et qu’est-ce que vous allez faire, maintenant ? »
— « Rentrer au Céfran, et mettre en pratique la seule doctrine qui vaille » ‘Aimer et servir son prochain’. Et je vais pouvoir enfin m’occuper dignement de ma femme et de ma fille… »
— « COUPEZ, COUPEZ, la Rédaction ! COUPEZ ! … Nous demandons pardon à nos téléspectateurs ; en effet, notre homme semble quelque peu perturbé par cette aventure ; il déraille ; il a besoin d’un peu de repos… ; je crois qu’on peut le comprendre… »
— Et, pourquoi ils ont coupé, ces imbéciles de la télé ? –invectiva Félix Galénos-. Bien sûr qu’il va rentrer au Céfran, et qu’il va s’occuper de sa fille Laetitia, et de sa femme aussi, parce que c’est bien sa femme, en fait.
— Félix, mon chéri, ça ne va pas ? Tu ne te sens pas bien ? Ça t’a perturbé, ce reportage ?
— Comment, perturbé ? Je sais ce que je dis ! Attends, attends…
— « … dernière minute, un flash du Céfran : le maire de Moenia vient de démissionner. Il aurait déclaré à la presse qu’il abandonne tout et qu’il part s’engager comme bénévole dans une ONG, au fin fond de l’Afrique. Et ce n’est pas tout, une équipe de relève est déjà sur les rangs pour les prochaines élections ; cette équipe est conduite par Zéphyra K., qui s’exprime en ce moment à l’écran, une jeune femme dont on dit déjà qu’elle pourrait sauver le pays du désastre… »
— Oh, oui, c’est bien elle ! Je la reconnais ! Oh, Zéphyra, Zéphyra…
— Qu’est-ce que tu racontes ??? Et comment tu la reconnais ?
— Eh bien oui, là, à l’écran ! Tu ne la vois pas, toi ?
— OH MIRACLE ! IL VOIT ! Mais, cette Zéphyra… ! Docteur, ça faisait bien trois jours qu’il était dans le coma ?
— Oui, trois jours, Madame Galénos.
— Trois jours ! Il a retrouvé la vie et la vue après trois jours passés en enfer ! Déjà qu’on le prenait pour un philosophe dans le quartier, il ne faudrait pas maintenant qu’on le prenne pour Jésus Christ !


D.D. Automne 2005

*




Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire